Azur rouvrit douloureusement les yeux pour se retrouver nez à nez avec Jawaad. Le temps que son esprit émerge des brumes et qu’elle le reconnaisse, elle eut un hoquet. Son maitre n’avait à l’instant plus rien de l’orgueilleuse noblesse nonchalante qu’il affichait toujours. En fait, il aurait plutôt évoqué dans l’immédiat quelque image de cauchemar à base de sang et d’entrailles, odeurs incluses.

            Jawaad retenait Azur sur ses genoux. Lui-même était affalé sur quelques coussins, dans un coin de son bureau entièrement ravagé, ce qui accentuait encore l’impression, pour la psyké, qu’elle vivait un mauvais rêve particulièrement réaliste et sanglant. Mais l’impression d’onirisme s’estompa un peu, tandis que le regard d’Azur redevint clair. Et inquiet.

            « — Calme-toi. » La voix de Jawaad était paisible, bien que rauque. Entre les cris, et la fumée respirée pendant la bataille, il resterait enroué pour un bon moment. Azur pouvait, la tête posée contre sa poitrine, entendre son cœur battre la chamade, et son souffle ronfler trop vite :

            « — Mon maitre ?… Que s’est-il passé ? Vous allez bien ? Et ma petite sœur, elle va bien ? Où est-elle ? »

            Beaucoup de questions d’un coup ; elle savait que Jawaad n’aimait pas cela. Le maitre-marchand décida pourtant de répondre dans l’ordre, aussi laconique qu’à son habitude :

            « — Nous voguons vers Mélisaren. Je vais bien, et … »

            Jawaad tourna la tête pour montrer d’un signe sa couche, où gisait Lisa, veillée par Sonia. Il y eu instantanément un blanc. Azur ne put cacher sa moue de contrariété à voir l’éducatrice de Priscius, qui éveillait chez elle une hostilité évidente.

            Sonia tourna la tête vers le maitre-marchand et son esclave. Le regard de la psyké, même en lui tournant le dos, avait quelque chose de si perçant et hostile qu’elle l’avait senti immédiatement. Elle y répondit d’un sourire ambigu qui ne fit que nourrir encore l’inimitié d’Azur envers l’éducatrice.

            Mais voyant Lisa blessée, Azur déglutit et riva son regard sur la jeune femme rousse, frissonnant à voire le bout de bois fiché à son épaule :

            « — Que s’est-il passé, mon maitre ? »

            « — Elle s’est exposée. »

            Jawaad resserra doucement Azur contre lui, s’allongeant un peu plus sur les coussins. Chaque mouvement lui était douloureux. En plus de nombre d’estafilades et de bleus divers glanés dans la bataille, son bras droit était complètement engourdi : il avait une profonde entaille tout le long du biceps.

            « — Pour me protéger. Maintenant, dors. »

            Azur protesta pour la forme, se prenant une légère tape sur la tête en guise de réponse. Jawaad avait déjà fermé les yeux, et l’épuisement fit le reste, laissant Lisa à la garde de Sonia qui observait par moment le maitre-marchand, pensive. Elle avait appris ce qui s’était passé et comment la jeune terrienne avait été blessée. Ce qui l’avait le plus intéressé, c’est ce qu’elle avait accompli juste avant.

            Elle ne s’était donc pas trompée ; il était considéré par tous les lossyans qu’il n’y a pas de moyen de savoir qui est Chanteur de Loss, avant que ce dernier n’en use pour la première fois. Sonia faisait partie du peuple San’eshe, elle y avait été élevée depuis l’enfance comme chaman, et elle était une des rares personnes à savoir comment certains signes subtils permettaient de reconnaitre d’avance les Chanteurs avec une certaine précision. Elle avait aussi compris que Jawaad détenait lui-même un moyen efficace de les reconnaitre. Elle avait déjà une très bonne idée de la valeur que pouvait avoir Lisa pour le maitre-marchand, mais désormais, alors qu’elle avait Chanté pour la première fois, et apparemment avec une puissance rare, cette valeur était une évidence. Et l’intérêt de Sonia pour la jeune femme en grandissait d’autant.

            Mais pour que tout cela ait un sens, et serve ses buts, Lisa devrait survivre. Et pour le moment, Sonia avait des doutes que la jeune femme reste encore longtemps en vie. Ce qui éveillait chez elle une sorte d’amertume, teinté de mépris pour la stupidité de sa mise en danger, qu’elle fût motivée ou non. Lisa était à ses yeux sa création, son œuvre et d’une certaine manière son dernier espoir. Et elle venait d’agir inconsidérément.

            Cela, Sonia se promit de le lui rappeler sans pitié et lui en faire goûter le prix. Si jamais Lisa survivait.

***

            Le jour jetait ses premiers feux sur la mer agitée, éclairant la désolation régnant sur le pont de la Callianis. Un quart de sa mature était en sale état, et malgré les efforts de l’équipage pour nettoyer un peu les ravages de la bataille, on voyait partout les traces des dégâts subis à la coque, aux ponts, aux structures du navire.

Et aussi aux hommes : nombre d’entre eux étaient blessés et au matin, le chiffre était tombé, lourd de sens : dix-neuf morts, et peut-être vingt avant la fin du jour. Parmi eux, Clessar, le navigateur de bord, mais aussi Almando, le doyen et chirurgien de l’équipage, mort écrasé dans les soutes. Et plus d’une douzaine d’invalides qui ne pourraient pas assurer leur poste pour plusieurs jours, au mieux.

            Jawaad avait pu se laver grossièrement, et après un solide bandage à son bras blessé, vint prêter main-forte aux hommes restés de quart pour réparer les dégâts. La Callianis gitait un peu, et malgré le remplacement des voiles en cours, elle se trainait, bien que ce fût un terme assez relatif pour un navire aussi rapide. Mais pour le maitre-marchand, le temps était désormais compté.

            « — On pourra donner toute notre vitesse dans trois heures. Le vent est toujours pour nous. Mais on ne pourra pas faire beaucoup mieux, Jawaad. »

            Damas avait lâché la barre, d’où il dirigeait la manœuvre, lui aussi un peu rafraichi et sommairement pansé et avait rejoint son patron. Ce dernier lâcha, la voix toujours enrouée :

            « — Combien de temps pour rejoindre Mélisaren ? »

            « — A notre allure, je dirais six jours environ. Un peu moins si le vent reste pour nous. »

            « — C’est trop. Il faut nous alléger. »

            « — Je peux faire jeter la cargaison à l’eau, mais ça ne changera pas grand-chose, même en vidant nos soutes. Ça nous fera peut-être gagner un jour. »

            « — Ce n’est pas suffisant. Elle ne va pas tenir cinq jours. »

            Damas se tourna sur Jawaad pour le fixer, pensivement, attrapant sa masse de cheveux filasse et emmêlés, pour les nouer grossièrement avec un lacet. Il verrait à plus tard pour trouver un peigne :

            « — C’est une Chanteuse de Loss, je l’ai vu hier soir. Elle t’a d’ailleurs sauvé la vie, j’en sais quelque chose. Ce qui me fait conclure que je sais désormais ce que tu as cherché toutes ces années. Je me demande comment tu pouvais savoir qu’elle serait Chanteuse, mais c’est bien ce que tu voulais trouver, n’est-ce pas ? Une esclave née sur Terre, avec les connaissances de ces bestioles-là, qui n’a pas été éduquée et donc conditionnée par un esclavagiste, et qui sache Chanter. Et elle le peut, avec une puissance impressionnante. Elle vaut une fortune, soit. Et plus encore pour toi, de toute évidence. Mais c’est quoi, l’enjeu, Jawaad ? Qu’est-elle, pour toi ? »

            Jawaad rendit à Damas un regard insondable, avant de reprendre sa tâche : réassurer les nœuds de la voilure sur laquelle il travaillait depuis une demi-heure :

            « — Tu le saura quand nous serons à Mélisaren. Si elle vit encore. Tu dis qu’on ne peut pas s’alléger assez ? »

            « — Pas avec une voie d’eau, et une mature endommagée. On gagnera un jour à vue de nez en vidant toute la soute ; mais pas plus. »

            Jawaad opina :

            « — Il y a un autre moyen. »

            Damas tiqua. Il avait aussitôt compris :

            « — Ca va nous rendre bien moins manœuvrables. Sans compter la pression sur la coque, et la dépense de loss-métal. On va griller toutes nos réserves. »

            « — Tu as raison sur un point. »

            « — Hum ? »

            « — Elle vaut bien plus qu’une fortune. Je me fous de ce qu’on va dépenser, cela se remplace ; pas elle. Fais lancer les moteurs à vingt pour cent de leur lévitation, et qu’ils tiennent bon. Nous devons arriver à Mélisaren le plus tôt possible. Elle ne doit pas mourir ! »

***

            « — C’est une Languiren … »

            Azur dessina un « O » parfait avec sa bouche de surprise, devant la remarque assurée de Jawaad, venu rejoindre les esclaves dans sa cabine, et qui avait pris soin d’examiner de près la blessure de Lisa. Celle-ci, à peine consciente, avait tressailli à ses gestes, mais elle s’était immédiatement détendue, semblant redevenir sereine. La réaction était presque sensuelle, alors que l’instant d’avant, Lisa pleurait de douleur, malgré les remèdes.

            « — Et on dit bien que seule une Languiren peut créer une Languiren. N’est-ce pas, Sonia ? »

            L’éducatrice afficha un sourire ambigu devant la sagacité du maitre-marchand :

            « — En effet, maitre. Elle aurait pu aussi naitre ainsi, cependant. »

            Jawaad étira un bref sourire en fixant la sensuelle esclave, qui, à genoux au pied du lit, préparait dans un bol les herbes et poudres sensées soulager un peu la blessée. Une partie de la pharmacie de bord avait été noyée pendant la bataille, et ne restaient intactes que les réserves personnelles du maitre-marchand. Heureusement, il gardait de côté quelques médications, surtout des antalgiques et des anti-inflammatoires, bien que personne n’avait jamais vu Jawaad malade ou simplement souffrant.

            Celui-ci reprit, posant une main sur le front de Lisa, qu’il caressa du pouce. Elle se calma aussitôt, presque magiquement :

            « —, Mais elle ne serait alors pas liée aussi puissamment à mon odeur. Tu l’as donc reforgée Languiren. »

            L’éducatrice lâcha un autre sourire en coin, au regard brûlant d’orgueil. Azur en souffla d’agacement, et décida de cesser de déchiffrer les pensées sur le visage de l’esclave si arrogante, avant de se jeter sur elle pour lui arracher les yeux.

            « — C’est une bonne chose, » reprit Jawaad. « Étonnant cependant que Priscius me l’ait si facilement cédée sans rien exiger de plus ; il savait forcément que tu as pratiqué le Languori sur elle. Il a dû payer les drogues, et les soins qu’exige ce dressage. »

            « — En effet maitre, mais je n’ai pas eu de mal à lui dire que cela avait échoué, et il m’a cru, bien entendu. »

            « — Et cela t’arrangeait. Azur, prends une de mes tuniques dans le linge sale, qu’elle serve d’oreiller pour mon esclave. »

            Azur s’exécuta. Elle avait entendu, comme tout le monde, parler du Languori, et comme toutes les esclaves, elle en avait une peur bleue. On parlait d’une torture terrible visant à briser puis remodeler totalement un esprit, pour le rendre sensuel à l’extrême, et prendre plaisir même à la douleur. Mais ses connaissances n’allaient pas plus loin. Comme elle avait du mal à déchiffrer les pensées de Lisa sur son visage, elle fut forcée de conclure qu’elle n’aurait jamais pu deviner qu’elle était une Languiren. Par contre, que Sonia en soit une ne la surprenait guère. Et cela expliquait sûrement cette lueur de folie qu’elle voyait trop souvent dans ses yeux.

            Jawaad se tourna vers l’éducatrice :

            « — Elle tiendra combien de temps ? »

            « — Difficile à dire, maitre. Son symbiote est déjà en train d’agoniser. Et je ne sais pas le soigner. Mais l’infection va envahir son corps en deux ou trois jours. Cela tuera son symbiote, et elle mourra un jour après, peut-être deux, au mieux. »

            « — Et encore plus vite si on retire le bout de bois… »

            « — Oui, maitre, elle se viderait de son sang. Il faut un chirurgien expérimenté. »

            Jawaad acquiesça, toujours penchée sur la jeune femme rousse qui semblait dormir, mais restait agitée, et fiévreuse, même avec l’homme tout proche dont l’odeur et la présence incitaient son corps et ses sens au repos et à la langueur :

            « — Il y en a un qui nous attend à Mélisaren. Tiens-la en vie jusque là. À tout prix ! »

Azur, qui installait doucement une des chemises usagées de Jawaad sous la tête de Lisa demanda :

            « —, Mais, mon maitre, Almando n’était pas le soigneur de ton équipage ? Il sait opérer, lui. »

            « — Plus maintenant. Il est mort. Faites tout ce que vous pouvez, elle doit vivre. »

            Jawaad se releva doucement, après avoir posé la tête de Lisa sur sa chemise. Elle remua un peu, murmurant dans la fièvre, des mots dans sa langue natale. Le vrombissement des moteurs à loss se faisait entendre sourdement.

            « — Cela risque de secouer. Rangez tout, et ne laissez rien trainer. »

            Jawaad quitta la cabine, où s’installa assez vite un silence lourd entre Azur et Sonia. La Callianis commençait à rouler, tandis qu’allégée par les moteurs à loss, elle perdait de son appui sur l’eau, prenant de la vitesse dans le même temps. Sur le pont, tous les marins s’affairaient, mais malgré leurs cris et leurs interpellations, l’inquiétude était palpable. La décision de Jawaad et sa dernière manœuvre étaient un risque de plus, qu’ils avaient du mal à comprendre ou justifier. Damas en était conscient et avait un peu discuté pour les rassurer, et insister que plus tôt la Callianis arriverait à bon port, plus grandes étaient les chances pour les plus gravement blessés de s’en tirer. Mais il se doutait bien que les hommes n’étaient pas si dupes, même s’ils faisaient de leur mieux pour manœuvrer le voilier, et le faire filer plein vent.

            Jawaad rejoignit son second à la barre, après un passage en revue du pont, et une visite de ses hommes, y compris les blessés. Les morts n’avaient pas encore été jetés à la mer, et la cérémonie n’aurait lieu qu’au soir, que le maitre-marchand, en tant que capitaine, devrait présider. Il avait peu parlé, mais avait ordonné que soient doublées les rations de bière et d’eau-de-vie et fit un détour par les cuisines pour se préparer son thé.

            Tasse à la main, il s’appuya contre le bastingage ravagé du gaillard d’arrière, près de Damas, l’observant tenir le gouvernail. À son allure concentrée, il se doutait que son second peinait pas mal.

            « — Je vais te relayer. On peut tenir l’allure ? »

            « — On peut, Jawaad, on peut. Mais il va y avoir de la casse avant la fin. Les moteurs chauffent et le bateau souffre pas mal. »

            « — Tant qu’il tient, on continue. À cette allure, nous mettrons trois jours à arriver. Si quelque chose menace de lâcher, tu descends la poussée à quinze pour cent, et tu fais réduire les focs. »

            Damas opina, sans lâcher la barre :

            « — Je ne serai pas contre un thé, tiens, ça me changerait. Elle tient le coup ? »

            « — Elle tient le coup, mais ça ne durera pas. Et il y a deux blessés qui eux aussi auraient bien besoin qu’on arrive vite. »

            Jawaad posa sa tasse au pied du bastingage :

            « — Et tu as bien mérité un thé en effet, » dit-il en retournant aux cuisines.

***

            « —, Mais pourquoi en as-tu fait une Languiren ?! »

            Azur avait lâché la question en brisant le silence, alors qu’elle s’attelait à ranger le désordre de la cabine de Jawaad. Avec maladresse : le navire tanguait franchement.

            « — En quoi cela te regarde-t-il ? »

            Sonia participait à l’effort, mais à strict minima. Elle considérait que son travail de veiller sur la blessée passait outre toute autre ordre. Et de toute manière, à ses yeux le ménage ne la concernait pas.

            « — Ca me regarde que c’est maintenant ma petite sœur, puisqu’elle est esclave de notre maitre, tiens ! J’ai du mal à lire en détail ses ressentis et ses pensées, la peur semble toujours tout recouvrir ; si j’avais su ça de suite, ça m’aurait aidé ! »

            « — Tu n’arrives pas à la lire ? Intéressant. Il semble que tu n’as pas ce problème avec moi, non ? Qu’est-ce que je pense, là, à cet instant ? »

            Sonia fixa Azur avec un grand sourire narquois. Azur ouvrit de grands yeux indignés et colériques.

            « — Va te faire foutre ! »

            Sonia répondit en riant :

            « — Tu vois que ce n’est pas le Languori qui t’en empêche. Que t’importe alors qu’elle soit Languiren. Ça ne te regarde pas. »

            « —, Mais pourquoi tu lui as fait ça ?! Il parait que la moitié des esclaves n’y survivent pas, cela les tue… ou les rends folles. D’ailleurs, t’en es la preuve ! »

            Sonia étira un sourire sinistre, une flamme bleutée brillant un instant dans son regard de venin :

            « — Tu ne devrais pas me flatter, tu pourrais regretter que je confirme ton propos. Mais tu as raison, elle aurait en effet pu en mourir, d’une manière ou d’une autre. Peut-être est-ce d’ailleurs fait. J’ai créé le lien indéfectible qui la lie désormais à ton maitre, et c’est sans doute à ce lien qu’elle a obéi en mettant sa vie en péril. Mais je suis étonnée que tu n’aies pas compris ? Tu es plus idiote que tu me le laissais croire. »

            Azur se redressa et faillit envoyer au visage de Sonia le lourd plat de faïence qu’elle tenait en main. Ce qui la retint fut surtout le risque d’être punie par Jawaad si elle devait s’expliquer d’avoir brisé de la vaisselle :

            « — Je te déteste, tu es fausse et dangereuse ! Cette fille, elle est fragile, douce, et peureuse. Elle n’aurait jamais dû connaître le sort des esclaves ; rien ne l’y préparait, c’est une terrienne. Elle est perdue, ici. Et toi, comme si cela ne suffisait pas, tu l’as torturé de la plus terrible des manières par-dessus le marché ! Je veux comprendre pourquoi ! »

            « — Pourtant, c’est évident, non ? Toi qui lit sur les visages et sait quand on ment, quand on cache et quand on triche, psyké. »

            Azur s’arrêta un instant, fixant Sonia, sourcils froncés, le plat au bout de son bras retombant à son côté. Sa voix se calma de suite, alors qu’elle déchiffrait toutes les pensées trahies par le visage de l’éducatrice :

            « — C’était… pour la garder en vie ?… Tu as fait tout cela, justement, pour la garder en vie, tu en es persuadée… Mais il n’y avait donc pas d’autre moyen ? »

            « — Pas d’efficace qui serve mes intérêts, non. Ton maitre la voulait, il s’y intéressait, mais mon propriétaire était trop stupide pour user de cette information afin d’en tirer avantage avec Jawaad. Il était obnubilé par son désir de racheter sa réputation, quitte à briser Selyenda et finalement la détruire. »

            Azur fixait toujours Sonia, lisant sur son visage ce qu’elle ne disait pas :

            « — Alors, tu l’as manipulé et induit en erreur. Tu as utilisé le Languori pour créer une force que tu pourrais employer à ta guise, qui dépasse ses peurs, et ses traumatismes, et lier indéfectiblement cette fille à mon maitre. Il aurait ainsi une emprise sur elle telle qu’elle ne pourrait jamais appartenir qu’à lui, en apparence. Car elle t’appartient aussi, elle ne peut pas plus te résister que résister à mon maitre. Enfin, tu as fait croire à ton maitre que tu avais échoué, qu’elle ne vaudrait jamais rien ; puis tu as été voir le mien pour lui expliquer comment il pourrait l’obtenir à coup sûr. Et ainsi… tu t’assurais de pouvoir demander à mon maitre tout ce que tu voulais en échange ? »

            « — Tu n’es pas si bête en fin de compte ; tu as presque tout compris. Mais il faut te pousser un peu pour te faire réfléchir. »

            « — Et… tu savais qu’elle est une Chanteuse de Loss ? »

            « — Oui, depuis le début. Personne ne sait regarder, moi si. »

            Azur acheva de ranger encore ce qui trainait dans la pièce, pour revenir vers Sonia, qui paresseusement, était affalé contre le lit où dormait Lisa, peu sensible au tangage, bien que celui-ci s’accentuait : la Callianis fonçait toutes voiles dehors, grinçant en rythme de toutes ses structures.

            « — C’est pour cela qu’il veille ainsi sur elle. Je ne l’ai jamais vu si patient avec une esclave. Pas même avec moi, en tout cas, pas au début. »

            « — C’est à mon avantage. Sauf si elle meurt, et là, il se peut que je connaisse le même destin qu’elle. »

            Azur s’assit sur le bord du lit, passant une main douce dans les cheveux sales de la blessée. Elle avait un linge humide sur le front, les remèdes calmaient sa fièvre et sa douleur, mais l’énorme écharde dépassait toujours des pansements rougis à son épaule. La psyké coupa immédiatement sa lecture, elle captait trop précisément la souffrance que pouvait vivre sa consœur.

            « — L’idée de mourir avec elle n’a pas l’air de te faire peur. »

            Sonia avait les yeux clos, et répondit calmement :

            « — C’est parce que je suis déjà morte. »

***

            La nuit tombait sur le second jour depuis l’attaque du Brise-Gueule. Jawaad relayait la barre avec Damas, refusant de céder son quart à un autre marin, se moquant apparemment complètement de ses heures de veille, et de l’épuisement. Quand il n’était pas à la gouverne, il faisait le tour de son navire, et de ses hommes, vérifiant leur état à tous, avant de rejoindre sa cabine, et les esclaves, pour dormir à demi quelques heures.

            La Callianis tenait bon, malgré le rythme soutenu que le maitre-marchand lui imposait. Mais elle fatiguait. Les hommes aussi. Le temps pressait, et personne ne pourrait endurer encore bien longtemps cet effort. La coque souffrait, les moteurs chauffaient durement et il avait déjà fallu remplacer toutes les barres de loss-métal. Ce n’était pas ce qui inquiétait le plus Jawaad. Juste avant de prendre son quart, Sonia lui avait annoncé, avec un détachement qui ne le surprenait guère, mais ne le trompait pas, que le Linci de Selyenda venait de mourir. Son symbiote vaincu, l’infection allait se propager sans aucune entrave, et la jeune femme mourrait à son tour d’ici un jour ou deux, au mieux.

            Damas était rapidement parti se reposer, après avoir pris des nouvelles. Il devinait sans mal l’inquiétude et la colère sourde de Jawaad. Mais il ne pouvait y faire grand-chose ; sa principale préoccupation était que la Callianis arrive à bon port en supportant les efforts énormes que lui imposait la lévitation sur les eaux. Il estimait déjà qu’il faudrait pas mal de réparations une fois à quais avant de reprendre la mer. Si aucun autre incident ne venait aggraver la situation.

            De nuit, la prudence recommandait en temps normal de réduire la voilure, pour naviguer à vitesse restreinte. Mais Jawaad faisait tourner l’équipage lui aussi par quart, toutes lanternes allumées pour ne pas ralentir l’allure du navire. Les hommes tenaient bon à coup de thé fort, et de gnôle, avec en guise de motivation supplémentaire une promesse de triple solde à l’arrivée.

            Azur apparu dans la pénombre, pour rejoindre Jawaad. Elle avait besoin d’air, et elle fuyait surtout l’agonie de Selyenda, que ses talents de psyké rendaient bien trop aiguë pour elle. Elle enviait même l’apparente indifférence -même si elle la savait feinte- qu’affichait Sonia alors que les heures passant, le sort de la jeune terrienne semblait de plus en plus scellé. Elle avait fait un détour à l’avant du navire, pour passer en cuisine, et revenir vers son maitre avec une tasse de thé, qu’elle lui tendit en silence. Quelque chose d’autre la troublait de plus en plus. Depuis la veille, Jawaad lui cachait ses pensées, de plus en plus mal d’ailleurs, mais sans qu’elle puisse clairement le lire sur son visage.

            Mais à l’instant où elle croisa le regard sombre et lointain de Jawaad tandis qu’il prenait la tasse, lui offrant une caresse en récompense, elle comprit. Le temps s’arrêta brutalement. Elle ne put retenir des larmes qui vinrent brûler ses yeux :

            « — Mon maitre ?! »

            Jawaad resta silencieux un moment. Azur baissait la tête, affligée, essayant de cacher sa panique comme si cet effort pouvait nier ce qu’elle venait de comprendre. Il la lui releva doucement, tenant son menton de la main, détaillant d’un regard doux les yeux noyés de sanglots de son esclave :

            « — Tu l’as compris ? »

La mâchoire d’Azur tremblait. Ses joues se couvrirent de larmes, la voix nouée et suppliante :

            « — Tu… tu es en train de mourir ? »

            Jawaad acquiesça lentement, attirant Azur contre lui :

            « — Il me reste encore du temps, Azur. Mais je suis vieux. Un nouveau symbiote ne changerait rien, il va bientôt décliner et moi avec. Il existe une solution, mais pour cela, il faut qu’Anis vive. »

            Azur balbutia, retenant de toutes ses forces une crise de larmes, qu’elle savait inévitable :

            « — A… Anis? »

            « — Oui. C’est le nom que je vais lui donner. Si elle vit. Sinon, ça n’aura plus vraiment d’importance.

            Azur fondit en sanglot. Jawaad déposa sa tasse, pour refermer les bras sur elle, et l’enlacer tendrement. Elle pleurait de toutes ses forces, la voix brisée, le corps tressautant avec ses pleurs :

            « — Ho, mon maitre. Je t’en prie, je ne veux pas que tu meures ! Tu ne peux pas mourir ! Je t’aime ! »

            Les sanglots noyaient ses mots en suppliques indéchiffrables. Mais Jawaad le savait, elle se serait donné la mort pour une chance de protéger l’homme qu’elle avait acceptée pour maitre de toute son âme. Elle ne pouvait même pas songer à l’idée de lui survivre.

            « — Je sais, Azur, je sais. Maintenant, tout dépend du vent, du destin… et de la Callianis. Veille sur ta sœur de chaine, tiens-la en vie. »

Après un baiser à ses lèvres, puis sur son front, Jawaad repoussa doucement son esclave pour reprendre sa tasse de thé et tenir de l’autre main la barre, le regard vers l’obscurité :

            « — Retournes à son chevet. » Il n’ajouta pas pour son esclave de garder le secret sur ce qu’elle avait lu. C’était inutile, elle n’aurait jamais trahi ce qu’elle apprenait de son maitre, qui n’avait, forcément, pratiquement aucun secret pour elle.

            Azur recula, encore secouée de sanglots, et fixa un instant Jawaad, avant que son regard ne tombe sur son pendentif. L’astrolabe ne quittait jamais le cou du maitre-marchand, mais la psyké n’avait jamais su ce qu’il pouvait représenter pour son maitre. Elle releva ses yeux, noyés et suppliants, sur lui.

            Il acquiesça, sans un mot, avant de la chasser d’un geste. Il était inutile de tenter de cacher la vérité à Azur. Sa survie dépendait du secret de cet objet, et bien qu’elle ne puisse comprendre pourquoi ni comment, ce secret semblait, pour Jawaad, ne pouvoir être percé que par la jeune terrienne blessée qu’il avait décidé de renommer Anis.

***

            Il y eut un cri, d’abord de la vigie, puis relayé depuis la proue, courant en répétant la nouvelle de bouche en bouche, enthousiaste et éclatant :

             » — Terre ! Terre ! »

            Cela réveilla plus efficacement l’équipage que la cloche de bord ou les beuglées les plus inventives de Damas. Comme un seul homme, tous les marins de repos quittaient les couchettes du pont inférieur, et se précipitaient dehors, pour voir ce que les cris annonçaient : la terre ferme.

            Les cris parvinrent vite à la cabine de Jawaad, Sonia se réveillant immédiatement, malgré le peu de sommeil qu’elle s’était accordé depuis qu’elle avait charge de tenir sa protégée en vie. Elle s’était endormie une poignée d’heures à peine plus tôt, et se souvenait avoir été déplacée par Jawaad, à son retour en pleine nuit.

            Le temps d’ouvrir un œil, elle constata que le maitre-marchand n’était pas là. Azur dormait profondément de l’autre coté du lit, où gisait Lisa, le front luisant de sueur, le teint cireux, terrassée par la fièvre. Sonia se pencha sur la jeune femme, pour vérifier son état, plissant le nez à voir, et sentir aussi, l’infection qui suppurait de la plaie de son épaule, autour du bois toujours fiché dans la plaie. Elle était totalement inconsciente ; l’éducatrice conclut vite que c’était sans doute le début d’un coma. Elle songea distraitement que même arrivée à terre, et prise en charge par de bons médecins, il n’était pas certain que la jeune femme se réveille jamais.

            En quelques pas, s’étirant comme un chat, elle fut sur le pont à son tour, inspirant longuement l’air frais du petit matin qui la ragaillardit. Les marins accouraient eux aussi, se mêlant aux hommes de quart, pour se pencher au bastingage du gaillard d’avant.

            Au-dessus de la ligne d’horizon, dans la brume moite de l’aube, se découpait une côte escarpée de calanques que l’on devinait arides, et aux limites de la vue, la silhouette droite et haute d’un phare au-dessus des bancs de brouillard.

            La Callianis avait tenu bon. Pas sans casse, cependant, mais elle avait résisté valeureusement. Sonia tourna la tête, et vit, sur le pont arrière, à la barre, Jawaad, qui tenait d’une main le gouvernail, et fixait comme tout le monde la terre à l’horizon.

            Sonia plissa les yeux. Il y avait quelque chose de changé chez cet homme qu’elle trouvait intérêt et curiosité à découvrir depuis qu’elle l’avait connu, quelques années auparavant. Il avait toujours été le seul mâle à lui être insondable, et indéchiffrable, le seul à non simplement résister, mais afficher clairement un total dédain à ses charmes flamboyants. Ce qui en faisait pour l’éducatrice un être à part, qui donnait à vouloir le conquérir. Un jeu qui l’enthousiasmait et lui avait permis d’explorer un peu le taciturne et si mystérieux maitre-marchand.

            La plupart des hommes, et elle vivait depuis si longtemps qu’elle en avait eu maintes fois la preuve, sont aisés à cerner : ils veulent le pouvoir, le luxe, le plaisir, la richesse, et la liberté de s’y vautrer béatement. La décadence et la luxure ne sont jamais loin de leurs désirs, cachés derrière les rideaux de leur honneur et de leur fierté ; et à part quelques intellectuels passionnés du plus grand des pouvoirs, la connaissance, tous se contenteraient de l’opportunité de jouir de tous les excès de la vie, sans lendemain. Et de s’y noyer avec complaisance. Mais pas Jawaad. Pourtant si riche, si puissant, entouré de luxe, il le pourrait. Mais il ne le faisait pas. Il méprisait même de toute évidence, le plaisir et le confort dont il pourrait si aisément abuser. Le pouvoir qu’il pouvait sembler rechercher ne pouvait se satisfaire de si matériels artifices.

            Mais à cet instant, fixant l’horizon et manœuvrant avec Damas, qui ayant rejoint lui aussi le pont, joignait sa voix à celle des maitres d’équipage pour faire virer de cap la Callianis, Jawaad montrait un autre visage. Un visage qu’elle avait surpris quand ces derniers jours, il fixait, le regard lointain, la blessée dont la vie dépendait de leur célérité à rejoindre Mélisaren.

            Celle d’un homme dont la vie était mise en balance.

            Les réflexions de Sonia furent interrompues par les cris et les ordres que les uns et les autres lançaient sur le pont. Tout l’équipage était maintenant sur le pied de guerre, et en quinze minutes, la Callianis avait viré à l’ouest pour suivre les côtes vers le phare, tandis que le soleil chassait la brume matinale. L’éducatrice se chercha une place où profiter du spectacle, et remontant le pont, non sans aguicher de ses déhanchés volages et de ses regards brûlants les marins en plein effort, elle grimpa jusqu’à l’extrémité du beaupré.

            De là, elle pouvait en toute tranquillité embrasser du regard les flots, que fendait l’étrave surélevée par les moteurs à loss de la Callianis ; et l’horizon où se découpaient les côtes des Plaines de l’Etéocle. Les calanques tombaient directement en récifs menaçants dans des eaux agitées, que le navire évita en contournant les abords du phare. De loin, il semblait pareil à un doigt épais et conique de vieille pierre blanche rossée par les vents, dressé sur son piton solitaire et désolé. La brume chassée par le soleil matinal révéla alors, presque théâtralement, ce qui aurait pu être pris, l’instant d’avant, pour une crique cachée derrière un cap rocheux, mais que le ciel éclairci dévoila comme les rives d’un golfe profond. Il s’enfonçait dans un paysage de plus en plus verdoyant, où se devinaient prés et champs à flanc de collines, chapeautés de massifs de maquis et de rangées d’arbres tordus par les vents, et chaussé de hameaux et de villages aux crépis blancs et aux toits rouges.

            Puis les premières voiles triangulaires des navires de pêche se détachèrent sur le golfe illuminé par le jour et à leur suite, le dessin aquatique des lignes de l’estuaire du fleuve Etéocle, traçant sans fin, presque jusqu’à l’horizon vers le nord, les marbrures claires obscures des eaux douces et salées refusant encore de se mêler. Le golfe était profond, et vaste. De la rive est à celle de l’ouest, il s’ouvrait sur près de quarante milles avant de se rétrécir en perçant les terres sur plus de soixante-dix milles.

            Mélisaren était bâtie non loin de l’embouchure du fleuve, sise sur un large plateau rocheux. Mais la cité portuaire était trop loin encore pour que Sonia ai pu l’apercevoir, même si elle avait déjà vu ce paysage et connu cette route que sa longue vie lui avait auparavant fait emprunter. Elle se souvenait que la navigation était risquée, ici, pour qui ne connaissait pas le golfe et les pièges de ses hauts-fonds. Elle entendit alors Damas ordonner de ralentir l’allure. Ils ne seraient pas au port avant le milieu du jour, au mieux.

            Sonia quitta, à regret, le confort de son poste perché au-dessus des flots, mais elle avait une tâche à accomplir. Il fallait que sa protégée tienne encore un peu, et elle ignorait ce qu’elle pouvait encore tenter pour y parvenir. Quand le symbiote d’un porteur mourrait, le plus souvent, l’infection devenait incontrôlable et achevait le malade en très peu de temps. Ce qui permettait à Lisa de résister, paradoxalement, était qu’elle n’avait pas porté son Linci bien longtemps ; il n’avait pas eu le temps de supplanter son système immunitaire, et son organisme résistait bien plus à la mort du symbiote que l’aurait fait celui d’un lossyan dans la même situation. Mais elle était faible, et Sonia en savait quelque chose, fragile. L’éducatrice avait parfaitement conscience que désormais, elle était désarmée. Ce n’était plus une question de jours, mais d’heures.

            En retournant vers le gaillard arrière, où se trouvait la cabine de Jawaad, elle sentit le poids d’un regard noir et dur tomber sur elle. À la barre, le maitre-marchand n’avait pas bougé, et dirigeait la manœuvre. Avait-il seulement dormi depuis la veille ?

            Mais levant la tête vers lui, avant de rejoindre sa protégée, qu’Azur devait sûrement déjà veiller, Sonia esquissa un sourire indéfinissable. Devant ce regard sombre qui l’observait sans laisser rien deviner de ses pensées, son esprit torturé conclut soudain à une chose qui l’interpella et la réjouit, incongrument.

À cet instant, trois vies étaient liées, aussi indéfectiblement qu’elle avait lié la petite terrienne au maitre-marchand et à elle-même. Elle s’amusa à en remercier les hasards du destin qui venaient de tisser cette étrange fatalité, dont l’issue lui était inconnue. Avant la fin du jour, elle saurait ce que les anciens dieux, les siens, ceux des lointaines jungles de San’eshe -même si elle en avait oublié jusqu’à leurs noms tant ce souvenir était perdu dans les méandres déments de son esprit- avaient décidé comme dénouement.

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