Yvain plongea sa large tartine de fromage odorant dans le bol de thé noir devant lui, avant d’en engloutir une bonne part à pleine bouche, lâchant un soupire d’aise. Assise face à lui, Elena le détaillait en silence, tandis que Cénis, elle aussi curieuse et aussi méfiante que sa maitresse de l’étrange énergumène, s’assurait qu’il était servi et ne manquait de rien.
La terrienne avait retiré son masque d’argent une fois à l’abri de sa demeure, après un voyage de retour mouvementé qui avait impliqué nombre de détours par des caves et des égouts sous Armanth. Elena avait ainsi pu découvrir le réseau complexe des passages secrets que la Cour des Ombres employait pour circuler sous la cité des Maîtres-marchands en toute discrétion. Tout du moins, elle en avait touché du doigt la complexité et les possibilités. Janus avait expliqué à sa camarade que, si la ville était bâtie sur un delta gagné sur la lagune de l’Argas au fil des siècles, son cœur était sis sur un plateau rocheux dont la colline du palais du Conseil des Pairs formait le sommet. Et, sous ce plateau, la ville était creusée comme un fromage à trous ; caves, tunnels et réseau d’évacuation des eaux formaient un enchevêtrement de passages qui, comme elle l’avait maintenant découvert, débouchaient sur le Labyrinthe, dont elle connaissait clairement l’étendue prodigieuse.
Une toilette et un changement, bienvenue, de vêtements plus tard, elle s’était installée dans la cuisine, devant un feu de cheminé lui aussi fort appréciable. Janus était parti rendre quelques comptes à Ezio, après l’évasion rocambolesque du génie, et Elena observait Yvain en train de manger avec un appétit d’affamé. L’homme, propre et habillé, était à la fois séduisant et impressionnant. Il lui fit un peu songer à cet autre homme, qui avait acheté sa sœur cadette, surtout par sa taille. Avec ses deux mètres, il était grand, même pour les standards lossyans, et d’une carrure plutôt athlétique. Et comme pour cet autre homme, lui aussi avait un visage triangulaire et osseux, encadré de cheveux bruns en bataille, qu’il retenait en catogan. Mais la ressemblance n’allait pas plus loin et ne concernait pas que la barbe d’Yvain, taillée avec un certain soin en bouc. Ce qui différait le plus tenait avant tout dans le regard et l’impression générale qui se dégageait du génie ; celle d’un homme plutôt affable et engageant, dont les yeux bleu pâle rayonnaient de quelque chose d’aussi bien doux que malicieux.
Elena n’avait pas lâché un mot, même après les remerciements enthousiastes de l’ingénieur à son arrivée, se contentant de hocher la tête et déguster une tasse de kumat apporté par Cénis. Alors qu’Yvain finissait sa troisième tartine, l’air enfin rassasié, la terrienne glissa vers lui un rouleau de papier, le laissant regarder à loisir, avant de demander :
— As-tu déjà vu cela ?
Yvain leva un sourcil, se pencha sur le papier, l’air concentré, avant de tirer un sourire :
— Avec mes lunettes, ce serait plus aisé, mais… même sans cela, je peux être assez catégorique, oui. Mais… avant de te répondre, Thin, une question : est-ce là le paiement de la dette que je vous dois, à toi et Janus, pour ma liberté ?
— Je t’ai dit que j’avais un travail à te proposer, dont voici un premier échantillon. Alors ?
— On appelle cela un astrolabe Ancien. Du moins, c’est le nom qui leur est donné pour les très rares personnes à en avoir entendu parler ou en avoir vu une description. Encore plus rares sont ceux qui peuvent prétendre en posséder un.
Elena hocha la tête, l’air pensive, avant de poser sur son vis-à-vis un regard scrutateur. Yvain nota ses yeux d’un vert forêt, taché de noisette, mais aussi leur expression dure, froide, déterminée. Il rajouta :
— Mais je suppose que si tu es curieuse de ces artefacts, ce que je te dis, tu le sais déjà, c’est cela ?
La terrienne opina, avant d’accepter d’un sourire l’offre de Cénis qui venait remplir à nouveau sa tasse. Le génie reprit donc, l’air amusé, avec un signe de tête entendu :
— Ce qu’on sait moins sur ces Astrolabes, c’est qu’ils sont tous faits de loss-cristal. Et que, malgré leur allure qui pourrait confirmer leur apparente fonction, ce ne sont en rien des astrolabes. On peut s’essayer de toutes les manières à comparer les positions des étoiles et la structure de ces appareils, ils n’ont, en fait, aucun point commun.
— Qu’est-ce, alors ? Des bijoux décoratifs, des clefs pour quelque serrure complexe, quoi d’autre ?
— Eh bien, répondit Yvain, après avoir englouti ce qui restait de sa dernière tartine, et en prenant son bol de thé chaud pour le savourer à loisir, c’est un peu difficile à comprendre pour l’esprit d’un lossyan, même versé dans les arts de la mécanique. Mais il est presque certain, de mon point de vue, même si je n’ai jamais pu avoir une de ces machines en main, qu’il s’agirait d’une sorte de calculateur.
Elena se pencha un peu, sourcils froncés, l’air de plus en plus concentrée. Quelque part, Yvain trouvait cela assez inquiétant. Cénis, elle, essayait de suivre la discussion, mais cela commençait à dépasser largement ce que sa culture lui permettait d’appréhender.
— Donc, ce sont des machines, dis-tu ? Qui servent à… compter, calculer quelque chose ?
— C’est à la fois cela et, à la fois, je pense que c’est bien plus compliqué que cela. As-tu entendu parler des automates Anciens ?
Cénis grimaça de suite en repensant au monstre mécanique du Labyrinthe. Elena fut moins expressive, mais confirma :
— Oui, j’en ai même détruit un. Une sorte de machine gardienne intelligente, c’est cela ?
Yvain leva un autre sourcil surpris, l’esprit bouillonnant soudain de questions passionnées. Mais il les garda dans un coin de sa tête pour plus tard. Il répondit :
— Le trait est un peu sommaire, mais oui, c’est cela. Les génies ont appris à exploiter les cerveaux mécaniques de ces automates, pour en créer d’autres et, dans une moindre mesure, leur affecter des fonctions simples, que ce soit comme sentinelles ou joueurs de musique. Mais personne ne comprend comment cela fonctionne vraiment, qu’est-ce que sont ces cerveaux ; on ne peut même pas essayer de les reproduire. Moi, je pense que ce sont des calculateurs perfectionnés et que les Anciens ne se sont pas contentés de faire des automates, mais, aussi, des outils du quotidien. Avec un degré de technique qui dépasse, et de très loin, ce que les lossyans peuvent arriver à comprendre. En fait, aucun lossyan ne peut même réellement l’imaginer.
— Et un esprit terrien pourrait-il le comprendre ?
La question fit immédiatement tiquer le génie. Il se pencha à son tour vers Elena, poussant son bol de thé vide de côté.
— Peut-être bien, oui, peut-être autrement plus facilement, parce que leur science, à ma connaissance, est autrement plus évoluée… peut-être même qu’ils savent en fabriquer, que le concept de machine à calculer intelligente leur est carrément familier. Peut-être bien que tout ce que je te dis là t’es bien plus accessible à toi qu’à n’importe quel lossyan, Thin.
Elena se tendit immédiatement et demanda, d’une voix rendue sourde par la méfiance :
— Qu’est-ce qui te fait croire cela, Yvain ?
Le génie lâcha un sourire :
— Parce que je suis prêt à mettre ma main à couper que tu es une terrienne…
Il y eut un flottement, littéralement glacial, dans un silence étouffant, seulement perturbé par les bruits proches de la vie citadine dans les rues du quartier du Delatio. Cénis se sentit soudainement de trop, entre les deux quidams, Yvain et sa maitresse, qui se toisaient sans un mot, le regard fixe. Elle en vint à prier qu’une mouche inopportune vînt à bourdonner soudainement, en guise de distraction bienvenue.
Ce fut Elena qui brisa le silence, avec un ton si calme qu’il en paraissait menaçant :
— Qu’est-ce que cela changerait à ta situation ou à mon offre, si j’étais bel et bien une terrienne, Yvain ?
— Fondamentalement, rétorqua le génie, esquissant un sourire qui semblait hésiter entre la joie et la méfiance ? Rien. Dans, ma situation, je ne suis pas très bien placé pour négocier des exigences déraisonnables contre le travail que toi et ton acolyte me proposez. Dans les faits ? Beaucoup de chose, à commencer par ma curiosité attisée. J’ai envie d’en savoir plus, autant en ce qui te concerne, qu’en ce qui concerne ton intérêt à ces Astrolabes ainsi que ta collaboration avec un tire-laine notoire connu pour avoir une parole encore plus discutable que la mienne.
Yvain fit une pause et fixa Cénis, pensif, avant de rajouter à l’adresse d’Elena :
— Ton esclave sait-elle tenir sa langue ?
Cénis eut du mal à cacher sa moue vexée à la question, posant son regard sur sa maitresse, craignant presque la réponse. Elle espérait que la terrienne ait réellement confiance en elle, une preuve supplémentaire de l’attachement dont elle pourrait faire preuve en toute sécurité, en retour.
— Je pourrais lui confier ma vie, donc mes secrets aussi et les tiens seront les miens ici. Donc, si je conclus bien, aucun apriori de ta part ? Tu es pourtant face à un démon Chanteur de Loss, c’est bien ainsi qu’on nous appelle, et, si tu as raison, d’origine terrienne ; c’est-à-dire pour vous, lossyans, esclaves-nés, par essence destinées à l’asservissement et, toi, tu n’y vois rien à redire ?
Yvain sembla hésiter, avant d’esquisser un sourire incertain, le regard sur son bol de thé, s’appuyant un peu plus confortablement, pour caler son dos contre le dossier de sa chaise. Puis il posa ses yeux bleus clairs sur le regard assombri de sa vis-à-vis. Cénis ne comprit rien au charabia qui s’ensuivit, seulement qu’elle se souvenait de cette langue, parlée par Lisa et Elena, quand elles étaient dans les cages de la maison des esclaves de Prithan :
— Je suis prêt à parier, que même rouillé quant à son usage, tu comprends la langue que j’emploie. Je pourrais aussi te parler en allemand, ou en anglais, si je venais à m’être un peu avancé. Non, je ne suis pas choqué de ce que tu es et, non, je ne vais pas courir à la première occasion te dénoncer, par exemple, près du premier Ordinatori venu. Car, vois-tu, j’ai au moins un point commun avec toi. Je suis un terrien perdu, comme toi.
Elena reconnut la langue, bien entendu. C’était sa langue natale, le français. Elle resta silencieuse un moment, presque statuaire, tandis que Cénis la fixait avec des yeux ronds d’interrogation. Elle ne satisfit pourtant sa curiosité, se contentant d’un signe du doigt pour lui ordonner le silence et répondit, dans la même langue, la voix nerveuse, presque nouée par l’émotion :
— Oui, je connais cette langue, Yvain. Tu… as beaucoup de choses à m’expliquer, soudainement, tu ne crois pas ?
Le génie opina d’un air grave, avant d’ajouter :
— Cela prendra du temps et ne crois pas que j’en sache immensément plus que toi sur le pourquoi nous sommes ici, sur ce monde. Pour le comment, je n’ai que des hypothèses. Mais nous pouvons nous entraider. Tu es la première terrienne perdue libre et… potentiellement puissante ou, du moins, nantie de moyens que je rencontre. Je m’appelle, enfin, m’appelais, Yves Schäffer ; je suis né à Berne en 1901. J’étais assistant de recherche, en physique appliquée, à Berlin, quand, le 3 mars 1928, j’ai été aveuglé par un flash lumineux, pour me retrouver sur un chemin de terre, dans un paysage aride, avec pour seuls effets ma blouse et la craie que je tenais en main. Depuis, ma principale activité, après survivre à ce monde, ce qui n’est de loin pas offert à tous, est de comprendre comment je suis ici, comment tu l’es toi aussi et tous les autres.
— Mais… tu as quel âge ?!
— Eh bien, j’ai du mal à adapter le temps qui passe sur Loss à notre calendrier, mais… je dirais, environ 115 ans…