Chapitre 8- Le linci
— Cela progresse-t-il ?
Sonia se tenait à genoux devant Priscius, comme toujours fière et arrogante, mais le regard baissé avec respect. Quant à lui, vêtu d’un simple pagne lâchement noué aux hanches, il était affalé avec satisfaction dans un large fauteuil. À sa droite, lovée contre ses jambes, l’air béate et un peu secouée, une des esclaves les plus éduquées de la maison, dont il venait de profiter un long moment pour se remettre de la perte récente de Magenta. Malgré sa colère et sa frustration qui deux jours durant avaient tonné régulièrement dans le domaine, l’esclavagiste prenait l’incident pragmatiquement.
Il avait perdu un bien. Un bien précieux et auquel il tenait, mais un bien qui ne différait pas de ses chiens, de ses chevaux ou de ses vases précieux et qu’il faudrait remplacer. Dans toute cette logique il n’y avait pas une once de pensée qui se soit apparentée à un deuil, même si dans les faits ses deux jours de colère noire s’en approchaient. Quant au corps de Magenta, il avait été jeté aux ordures près d’un trou à toshs qui n’en laisseraient rien. Il n’était pas du genre à organiser des funérailles pour une esclave, même si cela se faisait parfois.
Sonia eut un frémissement de désir et un pincement au cœur, à l’odeur à peine discernable de luxure qui flottait encore dans l’air doux du bureau.
— Oui, maître, elles commencent à comprendre leur place. La plus âgée des trois s’avère faire preuve de beaucoup de sagesse. Elle a cessé de se révolter en vain, elle apprend très vite et son corps a été fait pour danser.
— Elle commence à savoir parler ?
— Quelques mots, mais elle comprend l’essentiel de mes ordres. Les deux autres l’y aident.
Priscius se pencha sur l’esclave à ses pieds, la gratifiant d’une caresse sur la tête :
— Va me chercher à boire.
Puis il tourna son attention sur Sonia qui à dessein laissait deviner sans mots ni supplique, juste dans un regard langoureux et brûlant, le désir que la scène avait éveillé en elle :
— Sage, dis-tu ? Sage, danseuse et belle. Si elle commence à apprendre, il est temps de lui donner un nom. Athéna lui irait bien, je trouve.
Sonia pencha un bref instant la tête de côté, surprise de ce choix, sans commenter, bien entendu. On pouvait nommer une esclave de n’importe quelle manière, que cela fût ridicule ou prestigieux ; la seule limite était un usage respecté par politesse de ne jamais lui donner un nom ressemblant à celui d’une personne libre dans son entourage. Ne pas respecter cette coutume avait conduit à quelques drames et parfois à la mort de l’esclave, qui n’avait rien demandé, elle. Mais Athéna était un nom de déesse ancienne. Si son culte était publiquement réprouvé, il était courant qu’elle soit encore invoquée et priée et, qu’en cherchant bien dans les cités-états du côté de Terancha, on trouve des autels et sans doute quelques temples qui lui soient dédiés, à elle comme aux autres dieux de ce panthéon répandu avant le Long-Hiver.
Sonia conclut rapidement que le choix de son maître avait pour but d’accoler le prestige de ce nom à la fille dont il espérait tirer non seulement grand prix, mais surtout renommée. Elle fut sortie de ses réflexions par la voix tonitruante de Priscius :
— C’est décidé, ce sera Athéna. Demain soir, elle recevra son linci ; je les veux toutes les trois préparées, Sonia. Je ferai cela dans les formes.
L’éducatrice acquiesça d’un signe de tête déférent, tandis que revenait vers l’esclavagiste la fille à son service, portant un plateau de boissons et d’en-cas. Elle arborait avec grâce toute la sensualité d’une démarche et d’un port qu’elle avait appris de force. Il n’était pas certain qu’elle ait conscience que, bientôt, elle serait revendue sur les estrades de luxe du Marché aux Cages. C’était une information qu’elle n’avait pas besoin de connaître ; le plus souvent, l’angoisse saisissait les esclaves qui l’apprenaient.
Ici, dans la paix et le calme relatif du jardin des esclaves de Priscius, les femmes comme elle finissaient par se sentir en sécurité. La partie la plus rude du dressage, et les trois dernières captives n’en étaient pas au bout, marquait chaque esclave éduquée, durement. Elles en ressortaient fragilisées et, quand la pression cessait enfin, elles faisaient tout pour que leur docilité et leur obéissance à quelque ordre que ce soit leur assure de ne pas perdre le confort qui leur était offert. Elles pouvaient dormir en suffisance et confortablement, étaient vêtues de parures, de bijoux et d’étoffes douces, avaient accès aux bains, à des toilettes, étaient massées et soignées avec attention. C’est dans le calme et la sérénité que leur étaient enseignées la culture, les techniques et les arts dont elles devraient par la suite faire preuve au service de leur nouveau propriétaire. Le sexe venait jouer un grand rôle à ce moment-là, aussi bien dans leur docilité et la perte de leurs inhibitions, que comme récompense à leurs efforts.
Celle qui approchait en démontrait l’efficacité ; elle avait trouvé réconfort à sa situation et sa place, et sans doute n’aurait-elle jamais la force de la remettre en question ; mais un tel résultat était difficile, et jamais garanti. Toutes les femmes ne pouvaient pas être conditionnées aussi parfaitement, loin de là ; et même si Priscius connaissait son affaire et prenait personnellement en main chaque fille à ces étapes, il devait parfois ressortir le fouet, et c’était face à toutes les esclaves que celle qui venait de se rebiffer était punie cruellement. Elle finissait dans les cages, nue, à nouveau traitée comme une bête, jusqu’à ce qu’elle n’ait plus de force pour la moindre rébellion. La fille qui vint le servir, gracieuse et magnifique dans ses gestes et la douceur calme de ses sourires, avait elle-même vécu ce supplice et cette chute deux fois.
— Je les préparerai selon vos ordres, mon maître.
Sonia garda pour elle qu’elle s’attendait à ce qu’Elena, qui désormais serait donc rebaptisée Athéna, se révolte à la pose publique de son linci, mais ce serait l’affaire de Priscius à ce moment-là, non la sienne. Il était évident qu’il préférait l’aînée des deux sœurs, ce qui était logique : elle avait toute la beauté d’une jeune femme désirable selon les standards athémaïs ; mais lui n’avait rien vu de Lisa au-delà des apparences et Sonia n’avait rien dévoilé des véritables dons et talents de la jeune terrienne. Après tout, Priscius ne lui avait demandé aucun détail ; il l’avait estimée la moins intéressante des trois et préférerait porter ses efforts sur les deux autres.
L’éducatrice avait poursuivi ces derniers jours l’espionnage nocturne des captives. Elle les écoutait discuter en chuchotant. Si leurs plaintes et leurs efforts pour se consoler de l’horreur de leur sort l’indifféraient, il n’en était pas de même de leurs confidences sur leur expérience et sur leur passé. Sonia avait ainsi appris une autre chose : Lisa apprenait en un jour ce que n’importe qui aurait mis au moins deux semaines à assimiler ; à ce rythme, elle saurait parler l’athémaïs couramment en moins d’un mois. Comme sa sœur aînée, elle-même fort vive d’esprit, mais avec encore plus d’acuité, elle mémorisait tout ce qu’elle voyait ou entendait ; un talent dont Sonia avait elle-même été partiellement gratifiée de force.
Bien avant Priscius, bien avant même d’être emmené à Armanth et mise une fois de plus aux enchères sur une haute estrade, dansant pour des hommes ivres de la désirer, criant leurs mises en se battant pour qui arriverait à la posséder, une vie entière avant d’être entre ces murs, elle avait été créé pour toute autre chose qu’éduquer les esclaves ; et Priscius, qui n’avait jamais été curieux de son passé, ignorait totalement ce qu’avait pu être son éducatrice avant qu’il ne l’achète. Jamais elle ne lui en avait parlé ; pourtant cette Lisa, aussi différente d’elle que le serait un chaton d’une panthère, lui ressemblait et le Chant de Loss la rendait tout aussi mortelle. Sonia en ressentait une fascination qui, quand elle prit congé de son maître, dessina sur ses lèvres un sourire que d’aucuns auraient qualifié de glaçant.
Puisque Priscius se désintéressait de Lisa, Sonia aurait toute latitude pour orienter son éducation à sa manière, à son goût et pour ses propres objectifs. Elle avait bien l’intention d’en profiter, sans se soucier de ce que son maître pourrait en penser.
— Il vont me faire quoi ?
Elena fixa Cénis, les sourcils froncés, en une expression plus inquiète que colérique. Lisa assurait toujours la traduction entre ses deux consœurs car, même si son aînée faisait des progrès, elle était loin de comprendre ce que disait la jeune étéoclienne.
— Tu vas recevoir un linci, comme Selyenda et moi. La chose sur notre cuisse, tu en auras un aussi. Presque toutes les esclaves en portent un.
— Mais c’est quoi, ce truc ? On dirait une… créature vivante ? Ça sert à quoi, bon sang ?
Dans l’obscurité, Cénis commença à expliquer. Elle parlait lentement, laissant à Lisa le temps de traduire ; parfois elle l’aidait en expliquant certains mots ou en reprenant sa prononciation. Fière et agacée par les efforts trop lents de la plus âgée des deux sœurs, elle s’adressait parfois à elle en mots simples, pour la forcer à devoir répondre en athémaïs.
À dire vrai, Elena, que tout le monde maintenant savait être renommée Athéna par le maître du domaine, apprenait vraiment vite, elle aussi. Cénis avait été surprise d’apprendre que, non, les terriens ne sont pas tous doués et de loin pour apprendre une langue à vitesse prodigieuse. Elena n’avait pas le don de sa sœur cadette, mais elle progressait à vue d’œil elle aussi ; l’étéoclienne commençait à saisir que c’était un trait de famille. Elle répondit, lentement, pour être compréhensible :
— Les Lincis sont des symbiotes, élevés spécialement, ceux-là, pour les esclaves. On a beaucoup de symbiotes comme ça, que nous nous faisons implanter. Ils se nourrissent de nous et grandissent lentement, en nous fournissant en échange bonne santé et protection contre les maladies. Il y en a qui sont à peine visibles, d’autres qui dessinent de jolies arabesques sur la peau, comme des tatouages ; d’autres brillent la nuit, certains sont de vrais bijoux. J’en avais un sur mon épaule qui ressemblait à un joli joyau bleu. C’est courant d’en avoir un ici, cela immunise contre beaucoup de maladies. Certains rendent un peu plus fort ou rapide, d’autres permettent de voir la nuit. Il en existe même qui diffusent des parfums ou qui changent agréablement l’odeur de notre sueur. Et les plus rares permettent de rester jeunes et en bonne santé très longtemps…
Lisa fit une moue intriguée, mais ce fut Elena qui posa la question, curieuse :
— Très longtemps ; c’est à dire ?
Cénis esquissa un sourire et, le plus naturellement du monde, expliqua :
— Eh bien, mon grand-père est resté jeune pendant un peu plus de cent ans.
Il y eut un grand silence. Lisa traduisit enfin, pour faire place à un second silence abasourdi. Pour les deux terriennes, le concept était juste impensable.
— Ce n’est pas le plus vieux, reprit Cénis. Je crois que les plus âgés peuvent dépasser cent cinquante, peut-être deux cent. Tant que le symbiote est en bonne santé et survit, son porteur ne tombe jamais malade et ne vieillit que très lentement. Heu… ça a l’air de vous surprendre. Ça n’existe pas, chez vous ?
Deux têtes un peu ébahies firent non dans un bel ensemble et Cénis ne put retenir un sourire de fierté ; une chose au moins que ces terriens ne pouvaient prétendre posséder ou savoir faire en mieux. Depuis qu’elles discutaient ainsi, la nuit, elle avait eu la surprise d’apprendre l’immense fossé entre son monde et l’incroyable, presque inimaginable, société de ces deux barbares qui semblait avoir tout maîtrisé et conquis, même les étoiles, bien qu’elle n’arrivât pas à saisir le concept.
Elle reprit :
— Un linci, c’est un symbiote pour les esclaves. Il peut être posé sur la cuisse tout comme sur une épaule ou sur la hanche, toujours de manière visible. Il croît en formant des arabesques plus ou moins étendues. Il sert à nous maintenir en bonne santé, à nous éviter les maladies, mais comme il se voit très distinctement, on le reconnaît vite comme marque d’esclave ; et, surtout, les chiens le sentent.
Lisa interrompit Cénis :
— Que veux-tu dire ?
— Les chiens, les chiens de garde. Tu en as peut-être vu, on les aperçoit souvent dans les marchés aux esclaves et il y en a autour du jardin, ici. Ils sont entraînés à sentir et reconnaître l’odeur des lincis ; si une esclave passe devant eux, ils aboient pour prévenir. Bien sûr, une fois qu’on a un linci, fuir devient presque impossible : a l’odeur en nous, les chiens nous traquent sans mal et on est vite rattrapées. Voilà principalement à quoi ils servent. Même si on arrachait le symbiote, ce qui veut dire s’arracher un bout de chair, l’odeur persisterait ; il faudrait plusieurs semaines pour qu’elle se dissipe.
— Fils de putes, c’est dégueulasse. Proprement dégueulasse.
Le commentaire d’Elena sonna lourdement. Lisa eut beaucoup de mal à trouver une traduction adéquate. Il y eu un gros silence, que l’aînée des deux rousses finit par briser :
— Ils vont me poser un linci ; soit. Est-ce que ça fait mal ? Comment cela se passe ?
Cénis haussa les épaules dans l’obscurité. Lisa aurait pu en parler, mais les trois jeunes femmes avaient vite compris qu’elle était devenue craintive, et peu encline aux sujets intimes. L’étéoclienne reprit donc la parole :
— Douloureux, oui, un peu. Pour accélérer l’implantation du symbiote on va inciser ta peau et y poser le linci qui pénétrera tes chairs. La douleur est assez brève mais pendant un court instant c’est vraiment terrible, comme si on faisait entrer une lame en feu dans toute ta cuisse. C’est surtout… enfin, je ne sais pas si tu le vivras comme moi… Pour moi, c’était mortifiant. Une fois que tu as un linci, tu sais ce que tu es, ton odeur sera celle d’une esclave tant que le symbiote vivra…
Lisa intervint, à la dernière remarque de Cénis :
— L’odeur… Cette odeur florale ? C’est donc cela qui fait que mon odeur a changé ?
— Ha !… Oui, je n’avais pas pensé te le dire. Ces lincis sont sûrement assez chers, ils sont en train de modifier notre odeur corporelle. Maigre consolation, nous n’aurons pas vraiment besoin d’être parfumées ; nos sécrétions auront ce parfum floral, légèrement sucré. Une sorte de raffinement, qui…. La voix de Cénis s’assourdit pour s’éteindre, la gorge douloureusement nouée… doit nous rendre plus attirantes et agréables.
La jeune femme se renfrogna, serrant les dents pour retenir des larmes qui vinrent lui brûler les yeux, avant de lâcher une fois de plus, et malgré tous ses efforts, un sanglot déchirant d’enfant désespérée. Les bras de Lisa vinrent se fermer autour d’elle. Pour la première fois, les trois captives avaient gagné le privilège de ne pas être enfermées les poignets entravés dans le dos. Elena bougea à son tour et, tirant sur la chaîne qui retenait son collier au mur, elle parvint à venir enlacer les deux jeunes femmes et leur offrir un peu de réconfort. Elle n’irait pas avouer qu’elle-même en avait grand besoin, elles le savaient de toute manière.
Les larmes et les sanglots, les mots tendres, en français et en athémaïs, se mêlèrent dans la nuit. Elles se consolèrent de leur mieux, tandis que l’épuisement venait leur réclamer le sommeil dont elles manquaient encore. Jamais leurs discussions chuchotées dans le silence de leur cage ne duraient vraiment longtemps. Juste, dans ce court et précieux laps de temps entre leur retour hagardes et traumatisées par les épreuves de la journée et l’appel du sommeil, avaient-elles la seule liberté qu’on daignait leur accorder et elles faisaient de leur mieux pour tenter d’en profiter. Elena était la plus motivée pour ces discussions murmurées ; elle disait à chaque fois :
— Le vrai pouvoir, le seul qui nous reste, c’est le savoir. Et tu es celle qui en sait le plus, Cénis, alors tu dois tout nous raconter, comme nous, nous te parlons de la Terre…
Dans l’ombre, Sonia se tenait debout et écoutait. Comme chaque soir elle attendait, dans la plus parfaite et silencieuse immobilité, jusqu’à entendre les souffles paisibles du sommeil des trois esclaves. Dans son esprit froid et tourmenté elle était, depuis des décennies, incapable de dire quelle pensée était sienne et quelle était son identité, celle de la San’eshe qu’elle avait été, quel désir était véritablement l’un de ses propres souhaits et pas celui de l’esclave parfaite et démente qu’elle était désormais, naquit une émotion…
Une interrogation faisait naître des émois, des sentiments, chez elle qui n’en avait pas plus qu’une once de pitié ou de scrupules. Pourquoi venait-elle écouter ces trois captives, chaque soir ? Pourquoi la voix de Lisa la faisait-elle tant frémir, alors que cette petite chose si pitoyable n’aurait, selon l’éducatrice, finalement, mérité qu’une mort rapide ? Pourquoi ces deux sœurs la fascinaient-elles tant ? Pourquoi, à se poser la question, avait-elle senti deux perles humides naître au coin de ses yeux, qu’elle chassa dédaigneusement ? Il n’y avait aucune réponse logique à ces questions. Seulement une mélancolie profonde et douloureuse, que Sonia arracha de ses pensées froidement et sans hésitation, tandis qu’elle quittait les caves sans un regard en arrière.
— Sait-elle faire le thé ?
La question était tombée abruptement, alors que Priscius recevait Jawaad. Celui-ci était connu du maître-esclavagiste, comme de tout le monde sans doute, pour avoir toujours refusé de siéger au Conseil des Pairs, alors même que sa fortune et sa position dans la Guilde des Marchands le rendaient éligible depuis des lustres ; mais sa renommée ne s’arrêtait pas là. Il était aussi connu pour son caractère particulièrement difficile, ce que d’aucuns auraient estimé être un doux euphémisme. L’homme parlait peu, était asocial, se moquait des conventions et affichait une assurance arrogante et autoritaire.
Il avait, en fait, le don de se mettre à dos la moitié de ses interlocuteurs et d’agacer l’autre. Priscius était à classer dans la moitié agacée. Il avait déjà eu à traiter avec le puissant maître-marchand à l’humeur éternellement maussade. Chaque négociation avait été un casse-tête pénible mais Abba, un collègue, second et ami de Jawaad, était passé la veille lui demander si son patron pouvait être reçu pour admirer les trois nouvelles acquisitions de l’esclavagiste. Il pouvait être intéressé par un achat, mais ne tenait pas à devoir supporter la cohue des enchères.
C’était une demande assez fréquente, dans le métier : il était difficile pour un homme un peu exigeant de juger des qualités d’une marchandise au moment de la mise aux enchères, au milieu des cris des badauds et du brouhaha de la foule. Ainsi, Priscius recevait deux à trois riches visiteurs par semaine, venant faire le tour des Jardins des Esclaves de la ville, s’arrêtant sur les futures filles éduquées qui seraient bientôt en vente. Une bonne partie de ses affaires se faisait d’ailleurs ainsi, en privé ; mais si un homme du Haut-Art voulait se faire connaître et remarquer, la mise aux enchères, surtout dans les ventes de luxe, était une nécessité. Les prix des plus belles et désirables esclaves y explosaient alors, leur valeur rejaillissant sur la renommée du vendeur. Encore fallait-il, bien sûr, avoir les moyens de ses prétentions avant de pouvoir mettre une fille en vente sur les estrades les plus luxueuses. Plus d’un esclavagiste avait vu sa réputation ruinée par la vente d’une fille décevante et mal éduquée qui n’avait pas donné satisfaction.
— Bien sûr qu’elle sait faire le thé. Je ne vais pas te faire servir par une captive mal dégrossie !
Priscius s’énervait déjà. Le rituel était le même, et cette fois-ci ne dérogeait pas à la règle. Il proposait toujours à ses clients de boire et festoyer en préambule aux affaires et, systématiquement, Jawaad posait toujours la même question pour l’esclave qui la servait : “ sait-elle faire le thé ? ” Il ne demandait jamais rien d’autre, pas la moindre friandise ni même un verre de vin. Un véritable ascète, frustrant et exigeant.
Le maître-marchand acquiesça d’un geste à peine visible, poussant doucement l’arrière du crâne de l’esclave venue se mettre à ses pieds pour le servir, et reporta son regard sur le jardin en contrebas du bureau où l’avait reçu l’esclavagiste.
Un étage plus bas, à quelques mètres, les trois captives attendaient à genoux, près de la fontaine. Une jeune femme au visage magnifique, blonde aux cheveux d’un or pur, et deux rousses, la première chétive et menue, aux cheveux d’un roux flamboyant de feuillage d’automne, la seconde racée et sauvagement féline, sa crinière auburn presque noire par instants. Les deux rousses portaient un tatouage d’orchidée sur le sein droit. Leurs poignets croisés dans le dos, elles avaient un bandeau sur les yeux mais elles n’étaient ni entravées ni attachées et patientaient seules et immobiles sur la place ombragée. Priscius devança la question du marchand, bien qu’à dire vrai, il se demanda si celui-ci l’aurait en fait posée :
— Ce sont elles. Le dressage est en cours, mais je vais bientôt pouvoir ordonner à Sonia d’accélérer leur éducation. J’ai cru entendre que tu cherchais des barbares, non ? Les deux rousses en sont.
Jawaad garda son regard impassible sur le trio. Il avait dédaigné le fauteuil offert et restait appuyé contre la colonne ouvrant sur le balcon, bras croisés. Son visage maussade cachait totalement toute expression qui aurait pu guider Priscius dans les négociations. Il lâcha, négligemment, sans se soucier de regarder vers son interlocuteur :
— Et la maison Tuna ?
Priscius passa mentalement en revue ses meilleurs jurons sans rien laisser paraître. Son invité avait lâché cette remarque telle une bombe, distraitement jetée pour voir ce qui se passerait. Priscius n’était pas dupe du but premier ; autant y aller franc-jeu.
— Tu as donc entendu parler du mauvais tour tenté par certains de mes confrères ? Inutile de se voiler la face, je connais les rumeurs qui circulent depuis que Batsu m’a payé une dette avec un mauvais bobard et une fille à moitié démolie. Non, ce ne sont pas des survivantes de la maison Tuna, elles sont barbares toutes les deux ; mais quand j’en aurais fini avec elles, ces deux tatoués éclipseront cette maison, crois-moi ! Elles sont prometteuses, surtout la plus grande ! De vraies beautés, avec du potentiel ! Elles sont intelligentes et vives d’esprit et je compte bien faire monter les trois sur la plus haute estrade du marché, pour un nouveau record d’enchère.
La seule réponse de Jawaad au discours de l’esclavagiste fut un vague rictus dubitatif, suivi d’une question un moment après, alors qu’il continuait à observer les trois captives qui, rejointes par Sonia, la suivaient en laisse :
— Barbares, donc. Terriennes ?
— Tout à fait, mon éducatrice connaît leur langue, elle me l’a confirmé.
Priscius jeta un regard par le balcon, tandis que l’esclave partie préparer le thé revenait vers les deux hommes.
— Ha, d’ailleurs elle les conduit aux bains. La plus grande va recevoir son linci.
— Je veux voir.
La voix du marchand sonna comme un ordre auquel il n’attendait pas de refus. Priscius en lâcha un soupir énervé en se redressant, mais il consentit à la patience. L’effort s’avérait difficile. Il reprit, jetant un regard vers son esclave, qui avait vraiment intérêt à servir parfaitement pour cette occasion :
— Bien sûr, bien sûr, je me doute que tu n’es pas venu pour discuter de la douceur de l’été. Nous allons rejoindre mon éducatrice ; je te demanderai cependant d’être prudent, elles ne sont pas encore accoutumées aux hommes.
Jawaad réceptionna la tasse offerte à genoux par l’esclave qui dissimulait sous un sourire calme, la tête légèrement baissée, son angoisse après le regard lourd de Priscius à son adresse ; après avoir soufflé sur la tasse il en but une gorgée, avec la même concentration inspirée que s’il dégustait un cru précieux. Il ne fit aucun commentaire, son visage impassible laissant tout mystère sur son approbation du thé. Priscius se demanda brièvement combien il lui en coûterait s’il venait à tuer un maître de la Guilde des Marchands. Sans doute sa propre vie ; il connaissait trop bien le maître-marchand ; aussi l’idée saugrenue disparut-elle aussi vite qu’elle était venue.
Il y eut quand même une réaction. Jawaad prit une seconde gorgée de thé, passant en caresse ses doigts dans les cheveux de l’esclave qui l’avait préparé. Priscius se contenterait de ce signe pour s’assurer de la satisfaction du marchand et sa fille s’en sortirait donc sans châtiment.
— Allons-y, je te conduis !
Priscius attrapa une poignée de pistaches dans son énorme main et se dirigea vers le fond de la villa, au rez-de-chaussée, pour rejoindre le pavillon des bains. Jawaad le suivit après une dernière gorgée du thé qu’il posa négligemment sur le bureau avec un signe vers l’esclave au passage, lui désignant la tasse qu’il n’avait pas finie.
Le thé n’était pas mauvais, il n’était juste pas réussi. Mais pour Jawaad, personne ne savait faire le thé.
Les trois captives n’en menaient pas large, mais aucune d’entre elles n’avait osé se rebiffer quand elles avaient été aveuglées d’un bandeau dès la sortie de leur cage. Même Elena n’avait pour une fois pas juré, bien que sa colère grondante se lise à sa moue. Le bandeau était solide et épais ; fait de cuir matelassé et doublé de soie, il n’était pas fermé par un nœud, mais par une boucle d’acier qui, une fois fermement resserrée, était verrouillée par un petit cadenas. Ainsi ajusté, l’ôter par soi-même était particulièrement difficile.
Privées de la vue, les captives constataient juste que le rituel de la journée semblait le même que la veille. Une routine qu’elles appréhendaient, leurs autres sens alertés leur faisant prendre conscience de la variété des bruits résonnant dans le jardin. Des rires et des discussions lointaines leur parvenaient, mais aussi des exclamations de voix, l’aboiement d’un chien, les chants des oiseaux, le léger bruissement des feuilles et le bruit doux et berçant de l’eau de la fontaine.
L’attente ne dura cependant pas cette fois. Sonia marchait pieds nus, comme toutes les esclaves dans le jardin et la propriété. Elle était pratiquement silencieuse, et les trois jeunes femmes ne l’entendirent que quand elle leva la voix :
— Bonjour, esclaves.
Les trois répondirent immédiatement, la voix angoissée :
— Bonjour, maîtresse.
L’éducatrice esquissa un sourire. Elles apprenaient vite ; mais surtout, leur instinct, cible du conditionnement, s’imprégnait de son enseignement bien plus que leur esprit. Le dressage portait ses fruits. Sans rien expliquer elle réunit leurs trois colliers par un lien, dans le silence et l’obscurité, observant leurs réactions.
Elles n’en eurent pas plus que des tressaillements et une tension évidente ; même la plus rebelle des trois se tint calme. Après presque une semaine de mauvais traitements et de contraintes épuisantes les maintenant en une perpétuelle angoisse, elles avaient pu se reposer un peu et aussi se laver. Ce qui ailleurs aurait coulé de source devenait ici des privilèges précieux qu’elles auraient tout fait pour ne pas mettre en péril ; et chacune s’efforçait de supporter les épreuves et les humiliations pour épargner ses consœurs.
Sonia n’eut aucun mal à faire suivre docilement le trio par la laisse qu’elle avait attachée au cou de Lisa. Elles avançaient maladroitement, voulant lever les bras pour tâtonner et retrouver un équilibre quelque peu précaire ; mais la voix de l’éducatrice tonna, l’aiguillon électrique grésillant pour lâcher une décharge claquante à leurs pieds :
— Droites !
L’ordre les fit immédiatement se forcer à la cambrure et s’arrêter, avant que Sonia ne tire à nouveau la laisse. Elles avaient obéi à la seconde, la peur conditionnant inexorablement leurs réactions.
Elena, passé le réflexe qui venait de la faire obéir immédiatement, grommela entre ses dents en jurant, parfaitement consciente de ce qui se passait, mais elle ravala la rage qui l’envahissait. La laisser éclater ne changerait rien et sa sœur et Cénis en subiraient aussi les conséquences. Elle-même, seule, aurait sans doute encore enduré les coups infligés sans faiblir mais systématiquement, quand une se rebellait ou fautait, les trois étaient châtiées ; Elena se faisait piéger par la compassion.
La traversée des jardins puis l’entrée dans le pavillon des bains, après plusieurs volées de marches et des détours dont elles ne pouvaient rien voir, achevèrent de désorienter le trio. Elles furent frappées d’entrée par les rires féminins qui ponctuaient des discussions à voix basse et par la chaleur humide des lieux. Le pavillon des bains se présentait comme une dépendance qui formait tout un angle de la villa du jardin de Priscius. Le lieu était en permanence ouvert, et y allaient et venaient esclaves et hommes du domaine.
Les habitants d’Armanth, et les athémaïs en général, sont propres. Il y a des bains publics un peu partout, toute personne aisée dispose d’un bassin privé dans sa maison et l’on différencie les tavernes miteuses des auberges accueillantes au fait que ces dernières sont équipées de commodités agréables et vastes pour se laver.
Les rires qui accueillaient les trois captives étaient ceux des esclaves les plus éduquées de la Maison. Elles avaient été rassemblées pour donner le bain aux trois nouvelles et prenaient ce moment comme une festivité joyeuse et paisible. L’arrivée des captives aveuglées déclencha murmures curieux et chuchotements de l’assistance. Elles étaient une petite dizaine ; la plupart seraient d’ici les semaines à venir destinées à la vente et elles en avaient conscience. Chacune d’entre elles avait tôt ou tard été à la place des nouvelles et elles n’auraient eu aucun mal à décrire le sentiment qu’elles avaient, à leur tour, partagé.
Le premier bain était un autre rituel du Haut-Art. Il débutait une phase qui durerait plusieurs jours, pendant laquelle le bandeau ne serait jamais retiré aux trois captives. Privées de la vue leurs autres sens seraient stimulés, cependant qu’elles seraient maintenues dans une dépendance profonde, forcées de faire confiance à qui allait prendre soin d’elles. Bien sûr, Sonia n’allait pas l’expliquer à ses “ élèves ”.
Ici, parmi les filles de la Maison, l’éducatrice était reine. Même si elle n’avait jamais été la préférée de Priscius, elle était celle qui les avait pratiquement toutes dressées, éduquées et conditionnées. Son arrivée avec les trois captives fut ponctuée, parmi les rires et les murmures, de salutations respectueuses, toujours en s’inclinant devant elle, regard baissé. Toutes la nommaient “ maîtresse ”. Sonia interrompit rires et jacasseries d’une voix autoritaire :
— Vous savez ce que vous avez à faire ! Je vous interdis de leur parler, comme de leur répondre. Si une seule d’entre vous l’oublie, je la fouetterai moi-même.
L’ordre fit taire les rires, qui ne reprirent que plus tard. Sur la dizaine des filles présentes, trois ne participaient pas au bain ; elles y assistaient pour apprendre le rituel que leurs aînées accomplissaient. Quant aux autres, elles s’approchèrent du trio et se choisirent, chacune par petit groupe, une des trois captives qu’elle guida vers le bassin.
Sonia suivit Lisa du regard, quand elle fut à son tour poussée vers le bain. La tête relevée, les sens en alerte, celle-ci tressaillait d’angoisse aux contacts des mains caressantes et tendres qui la guidaient ; mais Sonia, qui avait laissé son aiguillon loin du pavillon, ne laissa paraître aucune émotion et se décala pour rejoindre l’entassement de coussins jetés sur le large tapis qui bordait le bain, s’installant telle une reine attentive. Avant de s’asseoir près d’une assiette de grappes de raisins, elle lança un dernier ordre, cette fois d’une voix sulfureuse :
— Vous trois, il vous est défendu de parler, sauf pour répondre si on vous le demande.
Elle ne rajouta rien sur les conséquences si jamais elles se rebiffaient, elles le savaient parfaitement.
Les trois captives étaient séparées, et se retrouvaient incapables de savoir qui les touchait. Le bain commença de la manière la plus évidente qui soit : elles furent savonnées longuement, debout, l’eau chaude leur arrivant sous la taille. Entourées de deux esclaves chacune, elles étaient massées avec douceur et attention, avec des éponges faisant mousser un savon de lait parfumé. Les filles qui les lavaient veillaient à la légèreté et la tendresse de leurs gestes. Parfois, des mains remplaçaient les éponges, venant retenir ou manipuler leurs corps comme on l’aurait fait d’animaux de prix dont on faisait la toilette.
Passé les premiers instants d’appréhension où il leur fut difficile de ne pas avoir de gestes rétifs, Elena la première, puis Cénis se laissèrent vite bercer par le traitement agréable et délassant. Les baigneuses étaient délicates et, ne tentant pas de résister, les deux jeunes femmes s’y abandonnaient avec plaisir, en appréciant comme jamais elles n’auraient songé le faire un si simple et paisible moment.
Pour Lisa, malheureusement, la chose n’était pas si simple : elle ne se détendait pas et tremblait convulsivement. Sonia braqua son attention sur elle et comprit de suite. Lisa paniquait d’instinct dès qu’elle était touchée ; sa panique augmenta quand mains et éponges entreprirent une toilette plus intime. Le traitement bestial de Batsu lui avait laissé de terribles hantises en héritage et malgré toute la douceur des baigneuses, ces contacts lui faisaient revivre ses cauchemars.
L’éducatrice ne fit pas un geste pour interrompre les baigneuses de Lisa, venant chercher distraitement un grain de raisin, mais sans quitter la jeune rousse des yeux. Personne n’appréciait le viol à Armanth, même si cela arrivait ; celui d’une esclave, même s’il était uniquement sanctionné d’un dédommagement, était peu apprécié. Violer une esclave la rendait inapte à trouver plaisir, réconfort et but dans la sexualité, un outil qui en temps normal les contrôlait efficacement. Bien entendu, on ne demandait pas à une esclave des plaisirs sa permission pour en user, y compris brutalement ; mais on la conditionnait à être disponible, pour chercher à être utilisée sexuellement et à en tirer plaisir. Un viol rendait ce conditionnement compliqué, voire impossible et réduisait drastiquement sa valeur.
La pensée fugace qu’elle aurait à s’occuper personnellement de la petite rousse et de sa hantise éclaira son regard bleu d’un feu étrange et inquiétant, alors qu’elle observait les trois femmes à qui on avait commencé à laver les cheveux. Celles-ci venaient de passer des jours sans jamais avoir vu un peigne de près ; portant les cheveux longs toutes les trois, leur tignasse n’était que nœuds et paquets sales.
Toujours guidées avec un mélange de douceur et d’autorité, les trois captives furent placées à nouveau à genoux, forcées de reprendre la posture cuisses ouvertes. Les baigneuses commencèrent le démêlage, se passant huiles pour cheveux, peignes et ciseaux dans des rires et des échanges joyeux. Aucune n’adressait la parole aux captives. Rarement un mot rassurant leur avait échappé, vite ravalé sous la surveillance de Sonia, mais même les captives parvenaient à savourer ce moment de plaisir et de détente que vivaient toutes les filles venues aider ou assister au bain. Après tout, à cet instant, il n’y avait que des femmes dans une intimité paisible. Même si les trois concernées étaient aveugles, et devaient rester muettes, toutes profitaient de ce moment… sauf Lisa.
Les rires joyeux et les éclats de voix amusées furent brusquement interrompus par la voix grave et tonitruante de Priscius, entrant par le hall ouvert sur la grande pièce d’eau :
— À genoux !
Une dizaine d’esclaves glissèrent au sol dans un ensemble parfait. Les trois captives se figèrent, après un sursaut d’angoisse.
Priscius grimpa la volée de marches, fier comme un coq, en présentant dans un grand geste théâtral le spectacle des bains et de la poignée de filles magnifiques qui s’y trouvait, espérant susciter un véritable intérêt chez son maussade invité. Il y avait selon lui de quoi : il ne choisissait pas les esclaves qu’il éduquait par hasard. Toutes avaient non seulement une beauté véritable, aussi bien dans un corps parfait que dans un visage attirant ; mais surtout toutes affichaient par leur apparence, leur allure, leur regard, un panel de tous les attraits de la féminité aptes à séduire un homme.
Bon, il s’avançait peut-être un peu avec les trois nouvelles en train de se faire laver, soit, mais il eut le sentiment qu’il aurait pu montrer un mur nu avec la même théâtralité, que ça n’aurait pas suscité plus de réactions chez Jawaad ; cela l’agaçait prodigieusement. Le maître-marchand emboîta le pas de l’esclavagiste, les mains enfoncées dans les poches de son kilt, pour se dresser devant le spectacle pour lequel, en apparence, il n’avait qu’indifférence. Sur l’instant, Priscius se demanda s’il ne préférait pas les hommes ; cela aurait eu l’avantage d’expliquer son manque d’intérêt. Il tenta un petit appât de marchand de tapis :
— Charmant spectacle, n’est-ce pas ? Cela ne peut pas laisser indifférent, avoue, non ? Poursuivez, esclaves !
Jawaad répondit en se grattant négligemment le menton couvert d’une barbe de trois jours. Les filles reprirent le bain, leurs voix plus timorées redevinrent rapidement un léger concert joyeux. Le marchand observait sans un mot, son regard noir sur les trois captives aux yeux bandées, centre de l’attention de la toilette. Priscius ne manqua pas, bien sûr, de voir ce regard sombre et insondable s’arrêter avec insistance sur les deux sœurs. Jawaad sortit enfin de son mutisme :
— Je veux les regarder de près !
La demande était toujours aussi sèche et autoritaire, mais paradoxalement témoignait de son respect des lieux : il n’aurait pas approché les esclaves et dérangé le bain sans l’accord de l’esclavagiste.
À genoux en train de se faire coiffer, les trois concernées réagirent dans une appréhension renouvelée à la discussion qui les concernait. Sonia était déjà debout et, après avoir salué son maître, se rapprocha des deux hommes pour se mettre à leur service. Jawaad reconnut la sulfureuse éducatrice de Priscius : il avait été présent le jour où elle avait été mise aux enchères dans le Marché aux Cages, cinq ans auparavant. Il avait été le seul homme, ce jour-là, à n’avoir pas exprimé la moindre attirance visible envers elle et Sonia s’en souvenait bien. Elle était curieuse de voir ce que le maître-marchand pouvait trouver de particulier et d’attirant chez les deux terriennes. Priscius la héla :
— Fais-les approcher.
Attentives, toutes les baigneuses arrêtèrent leur travail joyeux, Sonia circulant en chaloupant entre elles. Les captives, aveugles, se figèrent de tension dans le silence qui soudainement pesait sur les lieux. L’éducatrice tourna la tête vers les deux hommes, une fois au-dessus du trio immobile et anxieux, attendant leur ordre. L’esclavagiste annonça d’une voix forte :
— Fais avancer Athéna !
Sonia se pencha, pour attraper d’un geste léger le menton d’Elena et la faire se relever d’un geste. S’attendant à un geste rétif elle s’approcha tout contre la jeune femme, glissant dans un murmure à son oreille, tandis qu’elle saisissait son collier délicatement :
— Sage…
La jeune femme souffla par le nez d’agacement, mais admit d’obtempérer. Elle ne chercha pas à être gracieuse ou marcher avec élégance, se contentant de se tenir droite en suivant les impulsions et les tractions que l’éducatrice imprimait à son collier. Son humeur rebelle et colérique se lisait à son manque d’empressement mais, aveugle, elle se retint de tout geste malavisé.
Elena mesurait presque un mètre quatre-vingt ; d’une taille de mannequin, son corps modelé par des années de danse en avait d’ailleurs les formes sculpturales. Sur Terre, elle dépassait la plupart des femmes de son âge d’une bonne tête et toisait pas mal d’hommes mais, debout face à Jawaad et Priscius, elle leur cédait près de vingt centimètres. Non qu’ils fussent colossaux ; ils étaient tous deux grands pour des lossyans, mais sans que ce fut exceptionnel. Même face aux autres esclaves des Jardins, les deux terriennes étaient plus petites ; la différence était parfois d’une tête. Pour les terriens, tous les lossyans, hommes et femmes, paraissaient presque des géants.
Priscius ne put s’empêcher de faire son boniment, non sans une évidente fierté. Il avait de gros espoirs avec Elena, la plus belle des trois, même si Cénis avec son corps magnifique et ses traits fins d’étéoclienne s’y comparait sans mal. Sauf que celle-ci était rousse ; une rareté.
— La plus magnifique du trio ! Les deux sont sœurs, j’avais même idée de les vendre en un lot, cela séduirait certains clients collectionneurs ; deux rousses tatouées et sœurs, un bel assortiment. Même sans dressage, avec son corps, elle est délicieuse ! Mais avec les progrès qu’elle fait, j’en tirerai une pure merveille, dévouée et plus brûlante qu’une braise. Elle a une sauvagerie qui donne envie de la dompter. Tiens, regarde !
Joignant le geste à la parole, l’esclavagiste attrapa le bras d’Elena. Comme il s’y attendait, elle se braqua en râlant, dents serrées et en résistant tandis qu’il la forçait à se tourner sur elle-même et s’exposer au regard de son invité. La jeune femme s’efforçait de toute sa volonté de ne pas céder à sa colère en dégageant son bras d’un mouvement violent, mais sa rébellion attisait encore sa beauté ; c’était exactement ce que Priscius souhaitait montrer.
— Je compte bien la présenter aux enchères, mais si tu souhaites faire une offre je peux te la réserver, tu seras alors prioritaire quand débuteront les mises publiques.
Jawaad restait cependant insensible au discours de son hôte. Il fixait la jeune femme et, quand Priscius la remit face à lui, il tendit sa main pour attraper son visage et la forcer à le lever face à lui. Aveugle, Elena haletait d’angoisse, son cœur battant dans sa poitrine, assez fort pour faire palpiter son sein. Elle cachait sa peur maladroitement en soufflant de frustration.
Jawaad fronça un sourcil. Concentré, son regard froid et sombre détaillant l’esclave, sa main longea dans une caresse et une exploration le visage métis aux traits si rares. Il semblait jauger et étudier. Puis s’intéressa à son corps, sa main large passant sur la hanche de la captive qui tressaillit et afficha encore une colère agacée. Il scrutait toujours avec la même attention, cette fois clairement intéressée, affichant un léger rictus qui pouvait passer pour un sourire, aux protestations contenues et fulminantes de l’esclave. Il finit d’une caresse sur son côté par la pousser doucement vers Sonia, sans brusquerie, et s’adressa à elle, manipulant distraitement son pendentif aux formes d’astrolabe. Celle-ci ne manquait rien des regards et des observations du maître-marchand, notant les moindres détails qui pouvaient lui permettre de deviner ce qu’il recherchait. Il fit un signe de tête vers elle.
— Va me chercher l’autre.
Environ dix paires d’yeux observaient le manège. Toutes les filles s’étaient arrêtées et restaient à leur place, attentives à la scène qui se déroulait devant elles. Pour certaines, l’idée d’être achetées par le maître-marchand était l’espérance d’une vie douce et en sécurité et elles l’exprimaient en œillades tendres et timides, savamment enjôleuses et en postures délicatement sensuelles pour capter son attention, ce qui apparemment n’avait vraiment pas l’air de fonctionner.
Priscius, lui, observait Elena ramenée à ses baigneuses qui, à part ses moues de colère et d’angoisse, n’avait pas fait le moindre geste hostile ou agressif ; preuve qu’elle acceptait son sort. Il jeta un regard vers Sonia et lui fit un signe de tête avec un sourire largement expressif ; il était satisfait et ne put d’ailleurs s’empêcher de le dire :
— Quand tu penses qu’elle voulait arracher les yeux de tout ce qui l’approchait il y a quelques jours ! Une vraie perle, une esclave dans l’âme avec un tempérament de feu.
Jawaad acquiesça distraitement. Il fixait la jeune rousse, que Sonia guidait vers lui ; c’était fort différent d’avec sa sœur aînée. Elle suivait l’éducatrice docilement mais elle tremblait comme une feuille, terrorisée. Aucune dissimulation ni la moindre tentative de bravade de sa part ; sa peur se lisait sur tout son corps frêle et amaigri. Arrêtée devant le maître-marchand, elle ne lui arrivait pas plus haut qu’au plexus.
Le regard sombre du maître-marchand se posa sur la petite chose tête baissée et il tendit une main pour lever son visage vers lui. Elle tressaillit, toujours aveugle, semblant au bord du vertige. Si proche de cet homme inconnu et qu’elle ne voyait pas, sa terreur grandissait encore, son odeur la paniquait. On aurait presque pu croire qu’elle tomberait évanouie dans l’instant, mais Jawaad la fixait avec attention, tenant son menton sans la lâcher. Concentré, ses sourcils se froncèrent en un regard plus dur et plus sombre. Tout à son observation, son pouce caressait la joue de la jeune femme et il était évident qu’il lui trouvait un intérêt, que Sonia ne manqua pas. Il y avait là quelque chose de particulièrement intriguant.
Priscius, lui, dissimula sobrement une certaine surprise ; décidément, comprendre ce qui se passait dans la tête de cet homme était, au mieux, frustrant. Voilà qu’il montrait du goût pour la plus inintéressante des trois filles ! Mais soit, il en ferait son parti.
— C’est la plus douce et la plus intelligente des trois. Elle a appris l’athémaïs très vite et il est inutile de lui dire les choses deux fois ; mais comme tu le vois, elle est plus peureuse qu’un lapereau. C’est elle que Batsu a abîmée, je ne doute pas pouvoir la remettre en état et en faire une petite merveille, mais cela va prendre du temps.
Jawaad n’avait rien écouté, ou du moins il en donnait la nette impression. Il avait à nouveau manipulé son pendentif et lâcha :
— La clef !
Priscius leva un sourcil surpris :
— La clef de quoi ?
— De son bandeau. Je veux voir ses yeux !
L’esclavagiste ravala sa profonde envie d’envoyer fiche son invité. Il semblait être incapable de la moindre politesse dans son ton, mais c’était un client ; un riche client.
— Ha, oui, bien sûr !
Priscius sortit de son jeu de clefs celle correspondante, allant pour se pencher vers la fille tétanisée de peur ; il n’eut pas le temps de finir son geste. La main du marchand l’avait saisie d’autorité et Jawaad fit basculer la tête de Lisa lui-même pour déverrouiller le cadenas et retirer le bandeau. À l’instant où celui-ci libérait le visage de la jeune femme, il le prit des deux mains, lâchant la clef dans un total désintérêt et s’accroupit à sa hauteur, la forçant à le fixer. Devant lui, ce visage, métis comme son aînée, si fin, si surprenant de douceur, presque de porcelaine, affichait toute l’expression d’un être égaré dont la docilité était mue par la peur la plus vive. Un visage où brillait l’éclat humide d’un regard immense et profond aux couleurs de jade.
Jawaad fixa longuement ce regard au vert si frappant, le visage dur et froid. Sa voix aboya sèchement :
— Ton nom ?
Une voix nouée de peur lui répondit :
— Se… Selyenda, maître.
— Qui suis-je ?
— V… vous… êtes… un maître.
— Et toi, qui es-tu ?
La jeune femme dut s’y reprendre à deux fois pour répondre tant sa mâchoire tremblait :
— Une… une esclave, maître.
Le maître-marchand cessa ses questions, ses yeux suivant le visage de la fille ; puis se baissant il en contempla le corps, sa tête se tournant au gré de ses observations. L’attention qu’il mettait dans l’étude de la petite rousse était une évidence. Il finit par retirer une main de son visage, reprenant clef et masque qu’il tendit vers Sonia qui observait toute la scène de plus en plus pensive et intéressée, elle aussi, avant de se redresser après une caresse sur la joue de Lisa. Il s’en détourna pour s’intéresser à Priscius :
— Parfait. J’ai vu ce que je voulais voir.
— Alors, qu’en penses-tu ? s’exclama l’esclavagiste avec un enthousiasme quelque peu commercial. Il faudra attendre un peu que leur éducation soit finie, cela prendra quelques semaines, mais si tu souhaites poser une réservation sur l’une d’elles, tu es le bienvenu, et nous pourrons nous entendre sur un prix.
Jawaad acquiesça encore distraitement, en suivant du regard la jeune rousse qui retournait à sa place pour la suite du bain, semblant à peine commencer à se remettre.
— Nous en reparlerons.
Il y eut un silence ; et réduire Priscius au silence était un exploit. Négligeant son hôte, le maître-marchand ne quittait pas Lisa du regard. Avec un peu d’imagination on aurait presque pu le croire fasciné, bien que cette notion paraisse très relative chez cet homme qui ne montrait que rarement autre chose qu’une sorte de nonchalante indifférence. Sonia l’avait perçu et elle avait clairement conclu à cet instant qu’elle voyait un homme ayant trouvé quelque chose d’unique et rare, quelque chose qu’il avait cherché longuement. Quelque chose qu’elle était la seule à véritablement savoir.
Son regard bleu se mit à nouveau à briller d’un éclat étrange, et presque malsain.