Chapitre 3- Priscius
Priscius révisait enfin son point de vue, après avoir eu la sévère et fort désagréable sensation qu’on venait de le prendre pour le dernier des imbéciles.
C’était quelques jours plus tôt, dans la brume marine et moite du matin, chargée d’effluves humains et envahie de cris qu’il avait suivi Batsu sur le Marché aux Cages d’Armanth. La capitale de la Guilde des Marchands, organisation répandue toutes les Mers de la Séparation, si puissante qu’elle s’était littéralement payé sa propre cité-état, était parmi toutes les villes lossyannes une perle de progrès et de liberté ; une ville aux mœurs si modernes que nulle citoyenne n’avait, sauf suite à un procès pour crime grave, à craindre d’être un jour asservie et marqué d’un linci. Rares étaient les savants et intellectuels à y redouter l’inquisition des Ordinatorii du Concile, dont la présence, imposée et inévitable, n’était guère plus que représentative et consultative ; mais Armanth était aussi la plaque tournante majeure du commerce d’esclaves dans toutes les Mers de la Séparation. Il en venait de tous les coins des terres connus : parqués puis revendus ; dressés, matés et brisés, éduqués cruellement et sans pitié ; les plus grandes maisons marchandes y avaient leurs plus prestigieux Jardins des Esclaves d’où sortaient des marchandises de prix rompues par la force à tous les arts visant à plaire et distraire ; au destin d’animaux chargés de servir et donner plaisir et prestige à leurs propriétaires.
Armanth avait été fondée trois siècles plus tôt. D’abord simple village de pécheurs abritant des réfugiés fuyant les guerres de l’Etéocle et les persécutions de l’Église au nord, la ville avait grandi tant bien que mal sur des îlots de sable perdus dans une lagune marécageuse en ne pouvant compter que sur le commerce, Accueillant toujours plus de réfugiés fuyant les légions d’Ordinatorii et leurs exactions ; Cités-Unies, Hemlaris, Terencha, le Ginnon, les Plaines d’Éteocle, il en était venu de partout rebâtir leur vie dans la baie de l’Argas, parfois depuis le plus lointain nord des Mares Saeparent. Libres penseurs, intellectuels, savants, apostats ou simplement pauvres hères qui avaient eu le malheur d’être sur le chemin de légions en marche, ils n’avaient eu d’autre choix que de tenter de trouver un navire et de traverser la mer pour rejoindre Armanth. Cette traversée, difficile, était aussi la meilleure protection de la cité-état. Les légions de l’Église du Concile, sous l’étendard de l’Hégémonie d’Anqimenès, s’étaient concentrées sur leur croisade contre l’Empire Oriental de l’Hemlaris dans une guerre qui avait embrasé tout le monde connu en oubliant finalement cette cité de réfugiés lointaine et sans intérêt d’un coin de l’Athémaïs. Quand Anqimenès s’était enfin réveillée pour constater qu’elle avait une nouvelle concurrente en taille, en puissance et en influence politique, la puissante Guilde des Marchands en avait déjà fait sa capitale ; et Armanth dépassait un millions d’habitants.
Une seule fois, trente ans plus tôt, l’Hégémonie avait tenté une action militaire sous l’ordre de l’Eglise contre la cité de la Guilde des Marchands. La croisade, hâtive et mal préparée, s’était soldée par un désastre. Alertée bien à l’avance par ses réseaux de l’arrivée d’une armada désorganisée, – rien n’est plus efficace que le commerce comme soutien à l’espionnage et la Guilde des Marchands en abuse –Armanth avait loué les services de toutes les flottes voisines des îles des Mers de la Séparation, pirates de l’Imareth compris. Aucun galion de l’Église ne touchât les côtes de l’Athémaïs. Presque par jeu, Armanth renvoya les Ordinatorii survivants sans demander aucune rançon. Mais, sauf pour quelques prêtres et officiels qui furent épargnés, pas avant qu’ils aient tous endurés cinq ans d’emprisonnement et de travaux forcés.
Armanth est désormais considérée comme la lumière de la civilisation moderne selon le point de vue d’une bonne partie des Mers de la Séparation : on y trouve plus que partout ailleurs des collèges et des universités réputées, où tous peuvent suivre les cours et les débats de quelques-uns des plus grands esprits du monde. Plus étonnant encore, des femmes y enseignent elles-mêmes les sciences et les lettres. Elles peuvent d’ailleurs y divorcer, travailler, commercer, gérer leurs biens et circuler librement sans l’obligation d’avoir l’assentiment exprès d’un membre masculin de leur famille. Il est même arrivé, au grand plaisir du Conseil des Pairs, instance du pouvoir exécutif de la ville et cœur dirigeant de la Guilde des Marchands, que des princesses de l’aristocratie d’autres cités, bien plus pointilleuses sur les préceptes des Dogmes du Concile, viennent y trouver refuge et demander asile aux autorités de la ville.
En quatre siècles, l’influence d’Armanth avait fini par essaimer sur nombre de cités-état voisines, commerçant avec elle autour des Mers de la Séparation. On la considérait aussi bien comme la cité des vices et des mœurs dissolues que comme le havre de la science et de la culture, le refuge des penseurs et des génies ; mais tout aussi bien portait-elle, comme si elle avait souhaité contredire sa réputation, le prestige douteux d’être aussi la cité des marchands d’esclaves.
La réalité est finalement fort simple : après le loss-métal, le minerai qui permet de fabriquer les dynamos, les armes à impulsion et les moteurs à lévitation, le second bien le plus recherché et convoité dans tout Loss n’est pas l’or : ce sont les femmes. La fortune de la ville est en partie bâtie sur les esclaves de son Marché aux Cages et sur l’immense trafic maritime et terrestre qu’il génère. L’ironie de la chose ne peut manquer de frapper : Armanth la décadente, ville de culture, de liberté et de progrès, aux femmes honorées, respectées et reconnues, le reste en partie grâce à l’asservissement de milliers d’esclaves.
— Tu vas voir, je te fais un cadeau !
Priscius fixa dubitatif son collègue et débiteur. Batsu arborait à cet instant son pénible et éternel sourire de vendeur de tapis en quête de benêts à rouler. L’esclavagiste de luxe avait un doute sur le cadeau et il n’était pas un benêt, lui. C’était un homme dans la force de l’âge qui affichait la taille, la carrure et l’embonpoint d’un nordique massif aux allures hégémoniennes, le visage rond mangé par une barbe qui hésitait entre le blond et le poivre et sel. Ses affaires avaient prospéré un temps, et il était vêtu à la hauteur de sa richesse et de ses prétentions : une chemise ouverte et ample de til fin, une sorte de coton commun dans le sud et un veston ouvert aux couleurs chaudes et chamarrées, rehaussés de boutons d’argent, sur un pantalon ample, brun feu, orné de pièces de cuir ouvragé. Pour parachever son rang, un manteau de lourde soie d’un bleu voyant reposait sur son épaule. Que le tout lui tienne plutôt chaud sous la chaleur pesante du Marché aux Cages lui importait bien moins que d’afficher sa fortune et sa renommée clairement, surtout en ce moment où sa réputation souffrait de vilains accrocs.
Batsu lui devait une esclave des plaisirs ; cela durait d’ailleurs depuis un moment et Priscius se doutait bien que ce cadeau ne pourrait pas avoir suffisamment de valeur pour rembourser la dette de son confrère. Le maitre-esclavagiste avait assez perdu de réputation ces derniers temps pour savoir que désormais des marchands comme lui ne verraient aucune gêne à tenter de le tromper. Il avait cumulé les mauvais investissements commerciaux – il aurait admis de mauvais gré que c’était un peu de sa faute – et sa dernière cargaison avait fini piétinée par un troupeau de longilas après un orage qui avait mis deux navires lévitant à terre. Le remboursement des investisseurs avait failli le ruiner et il n’avait pas arrangé les choses en usant de toutes les arguties juridiques possibles pour retarder le versement de ses échéances. Cela lui avait coûté aussi cher en renommée et en crédit que la fortune qu’il avait encore à devoir débourser, mais il n’était pas homme à laisser les cieux jouer avec son destin sans lutter contre, lui ; il lui fallait simplement garder la face. Une réputation, cela se reforge.
— J’espère que cela vaut ce que tu me dois, Batsu. J’ai envie de boire et rire avec toi ce soir, pas de devoir négocier encore une fois.
— Ne t’en fais pas, on boira, on rira et tu seras satisfait ! Tiens, c’est elle, là-bas, la rousse dans le coin.
Au milieu de la cohue entre marchands, clients, contremaîtres et esclaves, dans cette chaleur d’été suffocante qui faisait vite regretter les brumes marines du petit matin, Batsu se frayait un chemin tel le fauve écartant les hautes herbes ; un petit fauve, certes. Il fallait à l’esclavagiste user de toute sa voix et de son ventre gras pour compenser sa taille modeste et arriver à fendre la foule, non sans devoir répondre régulièrement, avec une imagination assez débordante, aux jurons et invectives des autres commerçants et ouvriers en plein travail. Priscius suivait son sillage, nettement plus impressionnant ; il était accompagné de l’un de ses hommes de main, torse nu et la mine patibulaire. La plupart des gens, en voyant ses atours luxueux et son garde du corps, préféraient le laisser passer prudemment.
La dernière cage à gauche de l’enclos de Batsu enfermait une jeune femme prostrée à la peau pâle et à la chevelure d’un roux profond et orangé ; en voyant cette couleur, on pensait de suite aux plus belles nuances de l’automne. Nue, comme l’étaient pratiquement toutes les esclaves en cage dans le marché, elle ne paraissait guère plus qu’une gamine maigre comme un clou. Passé le constat surprenant et agréable de voir que Batsu avait dit vrai : c’était bien une rousse ; une bonne nouvelle car elles sont les plus recherchées et peuvent se vendre fort cher, l’esclavagiste se força pour cacher son désappointement. Connaissant les méthodes de Batsu, souvent brutal et sans aucune considération pour sa marchandise, Priscius n’était guère optimiste quant à l’état de santé de la captive, qu’on avait battue et laissée clairement crever de faim.
— À genoux !
Batsu lâcha l’ordre avec une voix de stentor, ce qui fit frémir toutes les filles des cages environnantes. La jeune rousse réagit à la seconde, mais sans aucune grâce, le dos voûté, la tête pendant misérablement, cachée par le long voile de ses cheveux mêlés en nœuds. Elle avait tout d’un animal brisé. Le marchand d’esclaves bouscula la cage pour la faire réagir encore :
— Allez, redresse-toi ! Mains sur la tête, montre-toi !
Priscius observa la fille obtempérer. Elle était faible et frêle ; forcément, elle n’avait plus tellement de formes ainsi affamée. Il n’aurait pas su lui donner d’âge précis ; elle était à peine plus grande qu’une enfant, même s’il était évident qu’elle devait être déjà presque adulte. Entre quatorze et seize ans, à première vue, mais elle lui parut plutôt jolie quand il put voir son visage que Batsu redressa de force, lui attrapant le menton de sa main sale. Les yeux de la fille, immenses et d’un étonnant vert de jade, étaient voilés et ternis par la peur. Il y avait cependant dans ses traits quelque chose de peu commun ; un métissage proche de celui des demi-sang orientaux de l’Hemlaris à la beauté rare et unique de poupées. Priscius n’en avait que fort rarement croisées, et encore moins qui soit rousse aux yeux verts. Dans un meilleur état, cela lui donnerait sûrement un très grand charme et un très grand prix.
Priscius étudia un peu plus attentivement le “ cadeau ” censé régler la dette de Batsu. Avec ses cheveux roux, ses yeux verts et ses traits métis et malgré son état général, finalement l’affaire ne se présentait pas si mal ; mais surtout il s’arrêta sur le tatouage sur le sein droit de la captive : une fleur aux couleurs or et vert qui ressemblait de très près à une orchidée de Tuna.
Tout le monde en avait entendu parler. Des années auparavant, cette maison marchande spécialisée dans le dressage d’esclaves de luxe avait disparu dans un de ces fréquents règlements de compte entre maîtres-marchands où s’enchaînent faillites, rachats, assassinats et sabotages. Les propriétaires de la Maison Tuna avaient vécu des destins funestes et les rares survivants s’étaient éparpillés dans d’autres guildes marchandes et faisaient profil bas. Depuis, les collectionneurs d’esclave s’arrachaient les porteuses de ces tatouages d’orchidées. De mémoire, Priscius n’en avait jamais vu aucun d’aussi réussi.
Il se demanda ce qui avait bien pu conduire à ce que Batsu récupère une telle aubaine. Il disait avoir eu de la chance en la rachetant à des gens qui en ignoraient totalement la valeur. L’esprit commerçant de Priscius se mit à estimer le prix que l’on pouvait tirer d’une telle occasion, si elle était éduquée dans les règles. Elle pourrait se vendre une fortune.
— Tu m’ouvres la cage, Batsu, que je regarde de près ?
— Bien sûr, c’est sans risque. Elle est docile comme un agneau, c’est pas elle qui va me causer des ennuis.
Mais tu l’as quand même affamée et tabassée pour ça, songea Priscius. Il y avait clairement quelque chose qui sonnait faux dans l’histoire de son collègue, c’était agaçant ; mais voilà, le souci était que si Priscius mettait en doute le récit et les propos de Batsu, cela monterait rapidement en épingle et se répandrait comme une rumeur un peu partout. Il y a six mois, il aurait pu l’envoyer promener, mais désormais sa propre parole était discutable et tout le monde attendait la moindre occasion pour le discréditer complètement. Sans réputation, un lossyan ne vaut pas grand-chose et sa parole plus rien ; ce n’était pas le moment pour Priscius de mettre en jeu la sienne.
L’esclavagiste tira la gamine hors de la cage pour la faire mettre debout devant lui. Elle lui arrivait à peine sous l’épaule, se laissant faire abattue et résignée. Priscius l’examina sous toutes les coutures, vérifiant ses dents, ses cheveux, sa peau, en expert du Haut-Art. Elle portait d’étranges marques de piqûres mal cicatrisées sur les bras ; elles dataient quelques semaines. En plus de son dos lacéré, la chair de ses poignets et de ses chevilles était abrasée par le port de fers et de cordes. Priscius pesta intérieurement. Batsu n’avait aucun respect pour la marchandise ; il y aurait du travail pour la remettre en état ; mais ce tatouage…
Si elle venait de l’ex-Maison Tuna comme il le pensait, ce simple potentiel lui assurerait une belle plus-value sur le travail à accomplir. Il ne comprenait pas pourquoi Batsu l’avait matée si brutalement, si elle avait déjà été dressée. Le plus logique est qu’elle ait été une des fuyardes à la chute de la Maison, qu’elle ait réappris la liberté et tenté stupidement de résister à sa capture.
Batsu interrompit les pensées de l’esclavagiste, en affichant à nouveau son éprouvant sourire de vendeur de tapis :
— Je ne t’ai pas menti, non ?
— Non, en effet, reprit Priscius en poussant l’esclave dans la cage où elle retourna se cacher des deux hommes. Je crois que nous sommes quittes.
Il prononça les derniers mots sans une once de sentiment, laissant de côté ses propres réflexions sur le vrai et le faux dans cette histoire. Il aurait le temps d’en apprendre plus tard sur la réalité des prétentions de son débiteur, ce qu’il ne manquerait surtout pas de vérifier. Dans ce milieu, tout se savait plus ou moins vite dès lors qu’on savait quels efforts accomplir pour obtenir les bonnes informations. Il laissa donc Batsu faire son boniment ; celui-ci sauta sur l’occasion :
— Une esclave de luxe ! Une métisse rousse aux yeux verts, une rareté comme on en trouve qu’une fois par an ! Tu devrais me remercier, je t’offre une des meilleures marchandises que j’ai ! Tu as vu ce tatouage ? Tu as bien reconnu l’orchidée de Tuna, non ? À lui seul, ça vaut dix fois ma dette si tu la dresses bien. Je te ne rembourse pas, je te fais un cadeau princier ! Tes clients voudront te payer en loss-métal, pour l’avoir ; alors, dis-moi que tu es satisfait, parce que si tu ne l’es pas, je sais plus comment faire plaisir à mon ami !
— Je le suis, je le suis. Tu ne m’as pas trompé, Batsu, notre dette est réglée, et je ne manquerai pas de parler de ta générosité et de ta loyauté à remplir ton devoir auprès de tes débiteurs et amis. Je vais envoyer mes hommes la ramener chez moi et je crois que nous pouvons fêter cela ce soir.
Priscius finit par laisser naître un sourire sur son visage rendu sévère par son épaisse barbe, tandis que la visite se poursuivait. Il restait dubitatif, mais ne le montrerait pas. Batsu devait bien deviner que son boniment et son histoire d’esclave de luxe ne tenaient pas, même avec ses grands gestes de vendeur de tapis. Autant, cependant, garder la face et faire conserver la sienne à son collègue, ce qui faciliterait pour le reste de la journée d’avoir à le supporter, lui et les négociations qui ne manqueraient pas de suivre encore.
Alterma roula sur le côté, esquivant pour la troisième fois le jeu de pas chassés et les attaques ciblées de son adversaire. Elle n’arrivait pas à reprendre l’initiative et il ne lui en laissait pas l’occasion. Il fermait trop sa garde. Depuis le sol, elle tenta de le faire chuter en le balayant des jambes, profitant du fait qu’il avançait sur elle dans l’intention de l’immobiliser : mais peine perdue, il anticipait tous ses coups et n’avait eu qu’à faire un pas de côté. Seul le sable de la piste du gymnase l’avait finalement touché.
— Tu penses trop tes coups !
La remarque cinglante et agaçante de calme de Jawaad qui la surplombait après avoir évité le balayage presque avec dédain, eu l’effet escompté.
— Ha oui ? ! Et ça alors ?
La seconde d’après elle bondissait sur lui. L’assaut était aussi brutal que maladroit mais elle parvint à bousculer le marchand en tentant de s’y agripper. Jawaad décocha un bref sourire et, roulant sur le dos, envoya valser sa comptable de l’autre côté de la piste, lui faisant faire un superbe soleil. Elle retomba lourdement.
— Ouch !
Jawaad se redressa et l’aida à se relever.
— Et là, tu ne pensais pas assez. Recommence !
Alterma pesta, crachant un peu de sable et tentant de dégager celui accumulé dans ses cheveux. Par comparaison avec le maître-marchand, sa stature rendait la lutte un peu inégale. Elle était de taille assez modeste pour une lossyanne et devait faire à peine plus que la moitié du poids de Jawaad. Brune, la peau hâlée, elle avait un regard noir et flamboyant sur un visage racé, à la moue toujours un peu moqueuse. C’était une pure athémaïs, dont les sourires attiraient aisément les regards et la convoitise de la plupart des hommes ; mais Jawaad l’appréciait autrement plus pour son caractère et ses talents que pour sa beauté pourtant notable. Alterma était une érudite et une mathématicienne. Issue de l’aristocratie armanthienne des Seniati, elle avait, contre l’avis familial, étudié à l’université et, à vingt-cinq ans, avait déjà écrit deux excellents ouvrages sur les théories de la comptabilité bancaire. Jawaad n’avait pas hésité à la prendre à son service quand les Seniati tentaient de trouver une place pour leur fille, espérant la marier à bon parti.
Jawaad était obstinément célibataire et Alterma souhaitait avant tout son indépendance, qu’un travail bien rémunéré sous la protection d’un puissant maître-marchand d’Armanth lui assurait. Son caractère franc, difficile à désarmer, était au moins aussi aiguisé que la vivacité de son esprit. Le genre d’âme que Jawaad adorait. Pour son troisième cours de défense sans armes, elle avait de nouveau troqué ses riches robes et ses toilettes soignées pour un vaste pantalon bouffant et une chemise croisée informe, le tout serré au mieux d’une large écharpe en guise de ceinture. Face à elle, Jawaad était torse nu et, comme elle, avait retiré ses bottes sur le sable du petit gymnase privé au décor spartiate, qu’éclairaient des soupiraux.
Impassible, sauf le petit sourire en coin qui apparaissait régulièrement quand il donnait des cours à son élève, il attendait son assaut. Alterma s’élança et le résultat ne fut pas beaucoup plus glorieux que l’essai précédent. Le suivant non plus, d’ailleurs. Jawaad claqua des doigts pour attirer son attention, après l’avoir aidée à se relever, et se plaça à ses côtés.
— Tu me vois faire et tu as compris comment je bouge, quand tenter de m’agripper, quand frapper ; mais tes yeux me disent ce que tu vas faire.
— Oui, mais il faut bien que je vous regarde, n’est-ce pas ?
— Non, ce n’est pas moi qui importe.
Alterma fit une moue un peu perplexe.
— Je ne comprends pas, Jawaad ; c’est un peu brumeux, dit comme cela.
Jawaad dérida un sourire. La jeune femme aurait pu rajouter “ comme d’habitude ”, cela ne l’aurait pas étonné. Tout en lui parlant, il répétait avec une lenteur calculée les gestes de parades et d’attaques combinées qu’elle observait, bien entendu.
— Que regardes-tu, là ?
— Eh bien, vos bras, vos mouvements.
— C’est ce qui importe, non ?
— En effet. C’est vrai que je vous regarde face à face ; je fixe votre visage et vos yeux. Je suppose que… en fait, vous arrivez à deviner à mes yeux quand je vais tenter quelque chose, c’est cela ?
Jawaad opina.
— Ne me regarde pas, regarde mes mouvements. Ne me laisse pas voir tes yeux.
Le maître-marchand pivota dans le sable pour reculer de quelques pas et fit un signe du menton vers Alterma. Celle-ci souffla un grand coup, en affichant un sourire qui se voulait confiant.
— D’accord… J’ai bien compris, on essaye… alors… ne pas regarder dans les yeux.
Jawaad l’observa se mettre en garde, comme il le lui avait enseigné. Un spectateur spécialiste du pugilat et des arts martiaux aurait pu reconnaître la posture jemmaï ; mais l’art de combat du jemmaï-he’jil était aussi peu connu que leur peuple. Il se fendit brusquement, le temps de lancer un simple coup du plat de la main. Alterma esquiva en sursautant, le fixant immédiatement et le regretta l’instant d’après. Elle paya son hésitation d’une gifle, que le maître-marchand avait bien sûr retenue. Elle protesta :
— Aïe ! Ça fait mal !
— Ne me regarde pas, regarde mes mouvements !
Alterma recula un peu, tentant de se concentrer ; elle s’amusait à l’exercice autant qu’elle s’y montrait assidue.
— Ce n’est pas vous qui disiez que vous ne frappez pas les femmes ?
Jawaad hocha légèrement la tête en réponse, lançant encore des assauts simples mais à dessein précis et rapides. Alterma commença à comprendre après trois ou quatre autres coups. Elle ne laissait plus sa garde divertie par le regard insondable de son adversaire où elle n’avait aucune chance d’anticiper ses gestes. Elle tenait la tête légèrement penchée, de côté, usant de sa vision périphérique pour saisir les mouvements et se focaliser uniquement sur eux. La joute prit de l’intérêt quand elle commença à répliquer à son tour et tenter des assauts. Le principe était simple : elle devait pouvoir faire chuter Jawaad et lui sauter dessus pour mimer une mise à mort. Jusqu’ici, elle n’y était jamais parvenue mais en quelques minutes elle venait de progresser d’un bond, s’avérant excellente élève. Les fentes et les esquives s’enchaînaient et Jawaad commençait à augmenter le rythme des assauts, pour la forcer à devoir se battre et réagir toujours plus vite. Alterma était en sueur, peu habituée à l’effort mais ne lâchait pas prise. Elle lançait une nouvelle riposte quand une voix grave et tonitruante éclata dans le gymnase :
— On me l’avait dit, mais je ne l’avais pas cru !
Jawaad fut brièvement surpris ; il faut dire que la voix d’Abba avait quelque chose d’un rugissement dès qu’il parlait fort. Alterma sursauta aussi mais ne se désarma pas : l’occasion était trop belle. Elle bascula pour empoigner la large ceinture du kilt de son adversaire et lui faire un croc-en-jambe presque parfait en le poussant de tout son poids.
Jawaad ne vit venir la feinte que trop tard, pour s’étaler de tout son corps dans le sable, avec Alterma qui pesait sur son ventre, à califourchon ; fière et victorieuse pour la première fois. Il y eut comme une sorte de grand blanc et le rire tonitruant d’Abba ponctua la première victoire de la jeune élève face à son professeur qui, lui-même, basculant pour la pousser de côté, se laissa aller à un rire de bon cœur avec Alterma. Et il était vraiment très rare de d’entendre rire Jawaad.
Abba approcha l’aire d’entraînement, toisant de son énorme masse les deux lutteurs, encore secoué de hoquets de rire tonitruants qui, dans un autre cadre, auraient intimidé même un solide spadassin. Jawaad se relevait sans empressement, imité par Alterma qui n’arrivait pas à lâcher son grand sourire de satisfaction. Le colosse lâcha après son fou-rire :
— Tu ne devrais pas l’encourager à se battre, Jawaad. C’est une femme !
— Et ? …
— Et quoi ? Ce n’est pas la place d’une femme, par les Hauts-Seigneurs ! Tu crois qu’un homme va l’épouser en apprenant qu’elle se bat comme une chiffonnière dans ses braies ? Et avec son patron ?
Alterma protesta, le menton haut :
— Mais cela ne regarde personne, que je sache, que je m’entraîne avec Jawaad. C’est utile et c’est un très bon exercice !
Le maître-marchand haussa les épaules en fixant Abba, en guise de réponse. L’esclavagiste grogna un coup en retour :
— Une femme devrait garder sa place, surtout une érudite et une intellectuelle si brillante. Je vois pas ce que cela lui apporte de savoir se battre.
Jawaad haussa encore une fois les épaules, allant se chercher une serviette en lâchant nonchalamment :
— Pas se battre ; se défendre et faire de l’exercice. C’est une bonne partenaire d’entraînement.
— Voilà, exactement, rajouta Alterma. Je ne compte pas devenir une femme d’épée si c’est ce que vous craignez, Abba, mais je ne compte pas non plus me sentir comme un agneau sans défense. Ça ne fait pas de mal, de savoir se défendre seule !
Jawaad souriait, amusé, dos à la scène. Abba lui-même tentait bien de grommeler de manière convaincante, mais l’assurance d’Alterma – et il connaissait la jeune femme et son caractère, depuis un moment – déridait son faciès quasi bestial, malgré ses efforts pour bien lui faire sentir qu’il lui reprochait ses frasques.
— Vous êtes deux têtes de mule ; je ne sais pas pourquoi j’essaye de discuter ! Ça ne se fait pas de laisser une femme se battre, c’est comme ça ; et puis, Jawaad, pourquoi ne pas t’entraîner avec moi, tiens ?
La réponse d’Alterma fusa avant même qu’elle y pense :
— Pour ne pas finir cassé en tous petits morceaux ?
Et il y eut un autre éclat de rire d’Abba et de la jeune femme, qu’interrompit Jawaad, même si la boutade – tout à fait exacte au demeurant, Abba pouvait facilement briser n’importe qui sans le faire exprès – l’avait fait sourire.
— Tu n’es pas entré dans mon gymnase pour me faire la leçon, non ?
Abba opina. Jawaad chaussait ses bottes et Alterma s’éclipsa vers le vestiaire attenant aux bains du domaine pour aller se rafraîchir et se changer, saluant les deux hommes avec un sourire.
— Exact, confirma-t-il ; ton colis est arrivé il y a un instant. Amarrus Lokaï est en ville, il va assister à la prochaine réunion du Conseil des Pairs ; tu souhaites toujours le remercier en personne de sa dernière tentative d’assassinat ?
— Bien sûr. Quoi d’autre ?
— Je pense que j’ai trouvé une terrienne. Rousse aux yeux verts ; elle était mal en point quand je l’ai vue, cependant. Ce sera compliqué de l’acheter de suite ; elle va servir à rembourser une dette pour une esclave des plaisirs, donc elle appartient maintenant à Priscius Praxtor. Si tu le connais, tu sais que cet homme est plutôt pénible.
— Je le connais et je connais bien Sonia, son éducatrice. Laissons-la-lui quelques semaines, elle la remettra sur pied pour moi ; j’irai rendre visite à Priscius au bon moment.
Jawaad se dirigea vers la sortie du gymnase où l’on pouvait entendre quelques rires et les jappements joyeux des chiens du domaine, flanqués d’Abba. Juste avant qu’ils ne passent la porte, Alterma cria depuis les vestiaires :
— Si vous allez voir Amarrus pendant le Conseil, je veux venir avec vous !
Abba soupira et posa un regard noir sur Jawaad. À son sourire, il comprit à son grand regret que le maître-marchand trouvait que c’était une excellente idée.
Priscius avait eu quelques jours pour observer l’esclave tatouée. Elle avait été marquée d’un linci sans même réagir vraiment, malgré l’aspect traumatisant de la scarification pour ancrer solidement le symbiote à sa cuisse ; elle n’avait pratiquement jamais quitté sa prostration muette, sauf contrainte par un ordre direct. Elle avait clairement été bousillée, le travail de dressage avait été salopé à la va-vite et Priscius était certain que Batsu lui en avait fait un résumé totalement édulcoré. Si cette fille avait jamais été un jour dressée et esclave des plaisirs, tout était à refaire, vu les dommages qu’il avait constatés. Tout ce qu’il pouvait faire dans l’immédiat était de la garder en isolement.
Entre-temps Batsu lui avait appris, avec trop d’enthousiasme pour que ce soit honnête, qu’il y avait une autre fille rousse tatouée de l’orchidée de Tuna mise en vente. Un hasard étrange, qui rendait Priscius de plus en plus soupçonneux. Il commençait à se demander si tout cela n’avait pas été organisé entre ses rivaux – et il n’en manquait pas – pour lui faire perdre totalement la face et s’offrir le plaisir de se jouer de lui ; mais il avait pris le risque et lâché une somme déjà conséquente pour la seconde captive. Il avait récemment eu des problèmes pour renouveler son stock d’esclaves à éduquer dans ses jardins et soupçonnait clairement un complot où trempaient ses propres fournisseurs habituels. Si c’était le cas, la seule réponse possible serait de faire de ces deux filles les meilleures esclaves éduquées que son talent lui permette de forger et de serrer les dents quant aux rumeurs qui iraient bon train entre-temps.
Il devait admettre qu’il préférerait la version d’esclaves fugueuses d’une Maison disparue. Il pourrait peut-être trouver comment propager cette rumeur dans le milieu, après tout, mais pas avant de s’assurer que cela vaudrait le coup de dresser la rousse qui, pour le moment, semblait totalement en ruines ; et de voir à quoi ressemblerait celle que lui livrerait le prochain arrivage.
Le jour suivant, il recevait en personne son colis, accompagné par la féline et licencieuse Sonia, son éducatrice. Vêtue seulement de son collier d’esclave, de bijoux d’argent dont des boucles ornant ses tétons, marquant sa nature de Languiren, et d’un pagne de soie noire à peine plus large qu’une ceinture, celle-ci, comme à son habitude jouait de toute la sensualité que pouvait dégager sa gestuelle, le plus bref de ses regards et son corps parfait et quasi nu, pour rendre fous les hommes de main de l’esclavagiste. Elle détonait par son assurance et sa fierté face à des captives enchaînées qui, pour la plupart, pleuraient et gémissaient pitoyablement ; et bien sûr son jeu fonctionnait à merveille.
Sonia eut un sourire pervers de délices quand un des manutentionnaires rata le bord du quai à force de trop la regarder et s’extirpa en pestant d’une baignade involontaire dans l’eau nauséabonde du port, sous le rire de ses collègues. Priscius ne releva pas. On ne punit pas une esclave de l’être ; et personne ne le ferait, pas même la victime qui avait parfaitement conscience de s’être fait manipuler. On ne fâche pas le patron.
L’esclavagiste regardait surtout ses biens débarqués sur le port, dubitatif. Au vu de la fille tatouée qui, malgré ses entraves, se débattait encore avec rage et tirait sur les cordes comme une diablesse, Priscius retint un grommellement agacé. On s’était payé sa tête dans les grandes largeurs, il en avait eu de sa bourse et Batsu et ses collègues devaient sûrement encore en hurler de rire.
La jeune femme qui résistait farouchement aux hommes l’entraînant vers Priscius, malgré les cris et les claquements de fouet, avait peut-être une vingtaine d’années. Elle n’avait pas encore été marquée d’un linci et elle affichait tout d’une barbare capable de mordre et de frapper. D’une taille assez moyenne, elle était belle et élancée, le corps musclé et svelte, des cheveux d’un roux sombre tournant sur un auburn aux ombres presque noires ; une chevelure superbe qui ne demanderait que quelques soins pour devenir une crinière parfaite. Ses yeux bruns aux reflets verts frappaient sur sa peau très claire. À sa manière, elle avait un corps qui pouvait se comparer à celui de l’éducatrice de Priscius. Elle devait sûrement être gracieuse mais, pour le moment, elle ressemblait plus à un bloc de pierre brute qu’à une statue sculpturale. Elle n’avait jamais connu le collier ou le fouet, ni le dressage ; cette évidence sautait aux yeux. Tout était à faire, l’esclavagiste n’avait plus le moindre doute que les hommes qui avaient trouvé cette femme errant nue sur les plages à l’est d’Armanth, et les revendeurs qui l’avaient transféré jusqu’ici, le savaient parfaitement.
Priscius se retint encore de pester contre le mauvais tour que l’on voulait lui jouer, avant de sourire tandis qu’il approchait de la jeune femme qui le fusillait d’un regard enragé. Un sourire que Sonia aperçut et qui arracha à la magnifique et féline esclave un frisson de plaisir délicieux. La captive était elle aussi une métisse de l’Imareth aux traits fins, attirants et peu communs. Elle ressemblait à la fille que Batsu lui avait donnée et portait très exactement le même tatouage de fleur d’orchidée, tout aussi parfait.
Tout le monde avait vu ce tatouage ; Priscius ne doutait pas que la rumeur se soit répandue. S’il réussissait à en faire des esclaves parfaites, il parviendrait à s’arranger pour choisir les bonnes personnes pour admirer ces filles à l’œuvre ; et il pourrait même employer les bruits répandus ces dernières semaines, qui s’assourdiraient rapidement, mais sans que personne ne les oublie, pour redorer son image… Il ne restait plus alors qu’à parfaitement réussir le dressage qui, il le savait, partirait clairement de zéro.
— Je compte sur toi, Sonia. Tu répondras de leurs progrès.
La magnifique éducatrice aux cheveux noirs comme le jais et à la peau cuivrée d’une texture de soie parfaite hocha la tête. Son regard quasi prédateur, savamment juste assez baissé pour montrer son respect, brûlait d’un feu bleu presque sinistre. Sa voix souffla deux mots comme s’il s’était agi de magie. Prononcés ainsi, la moitié des mâles qui l’auraient entendue n’auraient eu qu’une idée en tête : la prendre, de suite et sur place. Et même Priscius, blindé depuis belle lurette, se laissait encore pourtant avoir, ce qu’il n’aimait guère et lui faisait payer.
— Oui, maître.