Chapitre 19 – La Chute de Mélisaren, partie 2
Le jour se levait enfin, éclairant la mer dans les premiers jeux d’un miroitement apaisant, tandis que le Grâce de Feu ouvrait la route à l’imposante double ligne de vaisseaux qui pénétraient la rade pour passer les môles, puis la forteresse à la pointe de sa jetée qui dessinait, avec ses deux phares, la limite du port de Mélisaren. À la grande surprise de l’équipage du navire amiral de la Lame d’Argent, il se mit à neiger. Quelques rares flocons qui ne tiendraient guère et voletaient dans le vent soufflant vers le fleuve, mais qui soulignaient de façon incontestable le froid inaccoutumé en cette saison.
Personne n’avait guère eu l’occasion de dormir depuis la veille, y compris Alterma et Abba qui avaient assisté le capitaine de l’Asphodèle et la cohorte des officiers des deux navires pour communiquer avec les vaisseaux d’Armanth. Les incendies qui dévastaient Mélisaren avaient au moins eu l’utilité de servir de guide à la flotte perdue dans la nuit, après le choc de la bataille contre les forces de Nashera. Ainsi, en quelques heures, une petite armada désordonnée s’était-elle rassemblée, pour devenir visible aux premières lueurs de l’aube ; on pouvait compter une bonne trentaine de bâtiments, dont trois galions de guerre d’Ansaren. À la grande surprise de Davio, il y avait même plusieurs corvettes et sloops de l’Imareth, preuve que les princes-pirates avaient, contre toute attente, décidé d’honorer leur contrat jusqu’au bout.
Ceci dit, le capitaine n’allait pas crier victoire ; trente-quatre vaisseaux, en grande majorité des galions de commerce armés et des navires de petits gabarits étaient loin de pouvoir se comparer à une véritable flotte de guerre prête à l’assaut. Et si personne ne connaissait le détail des forces aéronavales déployées par Nashera, ce qu’il voyait suffisait largement à son effroi. Se détachant depuis l’ombre des remparts, de l’autre côté de la ville, menaçant et massif, pareil à un colosse de légende, le béhémoth se voyait même à l’œil nu, malgré la distance du port depuis l’Asphodèle. À la lunette, Davio avait pu entrevoir la seconde machine volante, entourée de plusieurs navires lévitant, qui survolait la plaine comme quelque gardien titanesque. Il se demande si Lira Aquilon sentait, elle aussi, l’angoisse l’étreindre ; lui avait peur. Les légendes vivantes connaissaient-elles la peur ?
À bord du Grâce de Feu, celle qui eut pu fournir la réponse à la question du capitaine de l’Asphodèle rangeait à son tour sa lunette, se tournant sur le capitaine de son navire. Eorsès semblait d’un calme olympien, mais la Lame d’Argent aurait parié, et elle aurait gagné sans coup férir, que le marin vétéran serrait les dents devant le spectacle qui s’affichait à ses yeux.
— Qu’en pensez-vous ? demanda Lira, remerciant Amaris qui réceptionna la lunette, même si cette dernière souhaitait surtout à son tour observer de plus près.
— Comme le dirait mon plus jeune fils, madame : on est mal. Si on pénètre plus avant dans le port, nous serons à la merci de ce colosse bardé de fer. Si on ne le fait pas… eh bien, autant repartir et renoncer, hein ?
Lira acquiesça, la mine grave. Le béhémoth pouvait bien tracer sa route à travers la ville pour fondre sur le port et peu de choses pourraient le freiner, désormais. Elle inspira avant de reprendre :
— Il faut entrer dans la rade. Il y aura moins de tirants d’eau pour les navires lévitant et il faudra séparer nos forces en deux lignes pour exposer nos flancs et notre artillerie. Les sloops pourront approcher avec cette couverture. Mélisaren a encore une flotte, elle aussi ; de quoi nous aider à couvrir les bateaux qui évacueront autant de gens que possible.
Amaris grimaça, avant d’approuver du bout des lèvres :
— Nous avons assez de puissance de feu pour faire hésiter ce colosse. L’Astralis a quelques puissants mortiers, comme nous. De quoi apprendre la leçon à ce béhémoth que foncer sur nos lignes ne sera pas une simple promenade de santé.
Eorsès souffla un coup, dubitatif avant de répondre :
— Certes, mais ils ne sont pas prévus pour une cible si haute et tout dépend de la portée de ses propres canons. Je crains que…
C’est à ce moment-là qu’un claquement formidable, pareil à un tonnerre déchirant le ciel, fit trembler toute la superstructure du navire, assourdissant pour un instant tous ses occupants. Lira en eut le souffle coupé et Amaris cria de surprise. À plus d’un mille de là, au cœur de la basse-ville, un panache de lumière bleutée, pareille à une brume étincelante, s’élevait dans des drapés vaporeux.
Le son et l’onde de choc avaient secoué tout le bord, mettant à mal la discipline pourtant soigneusement respectée de l’équipage. Tout le monde se précipitait vers le bastingage pour mieux discerner la source de ce si puissant coup de tonnerre. Et des hauts cris commentaient le spectacle surnaturel qui, déjà, s’évaporait dans les fumées de la ville en feu. Eorsès parvint enfin à entendre quelque chose à nouveau et s’écria :
— Mais qu’est-ce que c’est que cela ?!
Amaris fixa immédiatement son amante et maîtresse. Elle avait bien une idée de l’origine de ce phénomène, mais jamais elle n’en avait vu à cette échelle et, si on lui avait demandé, elle aurait déclaré sans hésiter que c’était impossible et ne pouvait relever que de la fable.
Pourtant, Lira confirma ses soupçons, le regard posé sur la cité :
— Ça, capitaine, c’est une Chanteuse de Loss…
La petite place à la croisée entre l’avenue principale de la basse-ville et la rue marchande qui conduisait aux portes de la plaine n’était plus visible, dissimulée par d’épaisses volutes de poussière. La nébulosité bleutée, après s’être élevée dans les toutes premières lueurs de l’aube, s’estompait déjà dans les rétines, tant elle avait été fugace. Mais pour les rares spectateurs à l’avoir aperçue de près, le souvenir serait gravé à jamais dans leur mémoire.
Pour l’ensemble des témoins, cependant, la sidération n’avait duré qu’une poignée de secondes ; le temps de réaliser l’ampleur du choc, avant de faire place à la plus viscérale terreur, une de celles qui ne pouvaient se résoudre que par un sauve-qui-peut généralisé. Dans un mouvement chaotique, pareil à un banc de poissons désorganisé par l’attaque imprévisible de quelque prédateur, tout le monde se mit à courir. Chercher une cachette immédiate était vain ; il n’y avait que la fuite, le plus loin possible du théâtre de la catastrophe, pour espérer sauver sa vie. Au milieu de l’affolement, quelques-uns tentaient bien de sauver leurs proches ou de venir en aide aux blessés, mais ils se faisaient rapidement avaler par la foule, pour qui ils ne représentaient, finalement, plus rien que des obstacles à leurs efforts précipités pour prendre le large, aussi vite que possible.
Duncan avait été de ces derniers, quand Lilandra avait assisté, sidérée, à l’horrible fin d’Azur puis au déchaînement du Chant de Rage de Lisa. Le vieil homme n’avait qu’entrevu la scène, lui, avant de prendre de plein fouet le souffle de l’explosion, qui l’avait fait chuter comme tout le monde. Mais s’il avait pu se relever rapidement, Lilandra, elle, restait frappée d’hébétement devant le formidable déchaînement de force auquel elle venait d’assister. Duncan se précipita vers elle, soulevant au passage des volutes de poussière et dérangeant des flocons de neige épars. Au premier regard, il put constater qu’elle n’était pas blessée, seulement choquée. Mais en relevant la tête, il pouvait voir, dans des cris de panique, les premiers fuyards arriver massivement vers lui. Il s’époumona pour faire réagir son amie :
— Debout, relevez-vous ! On ne peut rester là !
Lilandra tourna la tête vers le doyen. Elle était hagarde, les yeux implorants, noyés de larmes. Duncan comprit très bien ce qu’il voyait et pour cause. Dans son déchaînement de rage, la si gentille, douce et d’apparence fragile esclave de Jawaad venait de provoquer une détonation qui avait sans aucun doute tué deux douzaines de personnes. Il réalisa aussi, alors que ses oreilles sifflaient encore, que son assistante n’entendait sans doute pas qu’il l’exhortait à se remettre en route. Il cria de toutes ses forces, en tirant Lilandra vers lui :
— Debout !!
Bousculé plusieurs fois, le vieil homme commença à craindre qu’il ne puisse sauver son amie avant qu’elle ne finisse piétinée, quand le palefrenier de la princesse étéoclienne et les deux esclaves du médecin parvinrent à la rescousse, faisant barrage de leurs corps pour aider la femme traumatisée à se redresser. Une des deux esclaves titubait et se dirigeait d’un seul œil, l’autre aveuglé par le sang qui coulait de son front. Duncan n’eut guère le temps de s’en soucier ; le temps des soins et des attentions délicates envers les femmes qui le servaient et qu’il chérissait viendrait plus tard. La masse des citadins en pleine panique enflait de seconde en seconde ; aux cris venant de toute part, il comprit vite que le Chant de Rage initié par Lisa n’avait rien arrêté : les dévoreurs revenaient à la charge.
— Où est son cheval ?!
À la question du doyen, le palefrenier montra le bas de l’avenue, vers le port :
— Il galope sans demander son reste et on aura bien de la chance si on le retrouve. Je vais porter ma maîtresse, vous pouvez nous ouvrir la route, doyen ?
Duncan n’eut pas le temps de répondre, bousculé violemment cette fois. La pression de la foule bataillant pour fuir, avec pour beaucoup d’entre eux, le même souci que le vieux médecin et sa suite, de tenter de rester groupés au mieux, devenait trop forte pour qu’ils puissent rester à l’abri de leur médiocre cachette. Entraînés par des centaines de fuyards paniqués, ils devinrent partie intégrante du gigantesque mouvement de panique qui déferlait vers le port.
Alors que son palefrenier la soulevait pour la porter à bras le corps, Lilandra se tourna vers l’origine de la détonation, toujours en partie dissimulée par un épais mur de poussière :
— Anis ! on ne peut pas laisser Anis !
Duncan, attrapant les mains de ses deux esclaves pour fendre la foule de son mieux et éviter de se retrouver isolé, s’écria en réponse :
— On ne peut rien faire pour elle ! Son destin dépend des Étoiles, Lilandra ! Elle est plus forte que nous tous réunis !
Le palefrenier allait ajouter quelque chose, mais se retint, suivant le sillage incertain que Duncan tentait de tracer parmi les citadins affolés. Pour l’homme, venu des classes ouvrières réputées à raison très superstitieuses, cette fille, en plus d’être une esclave, qui pouvait bien être sacrifiée sans en faire pour autant un drame, était avant tout un démon, qui ne valait guère mieux que les dévoreurs en train de saccager la ville. Si elle mourait face à eux, ce ne serait que la sage décision des Hauts-Seigneurs de mettre fin à une vie impie.
Pour le moment, le solide gaillard avait bien autre chose à penser. Heureusement que Lilandra n’était pas d’une carrure trop solide, car son poids et les efforts qu’il devait déployer pour rester debout sans se faire submerger par la foule s’apparentaient à une épreuve d’athlète ; et il se demandait quand cette dernière finirait. Inexorablement, le courant humain les entraînait sans qu’ils puissent faire autre chose que tenter de rester debout et encaisser les coups au mieux, en évitant les individus rendus dangereux par l’affolement et en enjambant les malheureux qui avaient fini par trébucher et être engloutis par la mêlée.
Sonia sentit l’événement avant l’arrivée du souffle et du bruit de tonnerre. Elle avait fini par comprendre que, quand Lisa employait le Chant de Loss, tout du moins à partir d’un certain degré de déchaînement de puissance, elle le pressentait. Elle s’imagina, sans essayer de trouver une explication plus plausible ou plus approfondie, que c’était en rapport à sa proximité intime avec la jeune femme. Mais cela ne l’aida guère à se préparer. Elle fut simplement moins surprise que Damas et les marins qui les accompagnaient quand l’onde de choc les frappa telle une gifle, interrompant brièvement leur progression, le temps de se remettre et apercevoir le ciel nuageux s’éclairer brièvement d’une vaporeuse lueur bleue.
Le Jemmaï comprit immédiatement ce qu’il en était. Sonia le lui confirma avec, dans la voix, un réel ton d’angoisse :
— C’est Anis !
Les deux marins restaient stupéfiés par le phénomène. Damas les invectiva un coup ; ce n’était pas le moment pour perdre du temps :
— Alors, raison de plus pour courir ! Bougez-vous ! On a des amis en danger, là-haut !
Remonter les rues du port pour tenter d’atteindre l’Agia Aranda, le temps de quelques pâtés de maisons et quelques détours et volées de marches dans les ruelles, passa d’un effort compliqué à une épreuve qui paraissait insurmontable. Face au constat que la progression du groupe n’irait guère plus loin, Sonia se tourna vers Damas :
— Maître, j’imagine bien qu’ils sont braves, ces deux marins, mais ils nous ralentissent ! Nous irions bien plus vite à retrouver Duncan et sa suite tous les deux !
Joignant le geste à la parole, l’éducatrice montra les toits, d’un signe de tête :
— Les rues vont devenir un piège infranchissable ; de là-haut, on les trouvera autrement plus aisément.
L’idée fit grimacer Damas. L’idée ne l’enchantait pas, mais Sonia avait raison. Eux deux pouvaient se déplacer de toit en toit sans grand effort, ce que les hommes qui le suivaient n’avaient aucune chance de faire. Pestant un coup pour la forme, il acquiesça et se tourna vers les matelots de la Callianis :
— Attendez-nous en bas de la rue et surtout, vous ne bougez pas jusqu’à notre retour, quoi qu’il arrive ! Il nous faudra une escorte quand on vous aura ramené Duncan et les siens.
Les marins grognèrent un coup et il aurait fallu beaucoup de mauvaise foi pour leur en tenir rigueur. Ils regardèrent Sonia et Damas s’élancer ; le Jemmai vêtu de noir dans ses vêtements flottants et son ample mantel et l’esclave à demi nue aux cheveux de jais formaient un étrange étrangement assorti, qui rivalisèrent d’adresse pour se jucher en quelques prises assurées et quelques sauts audacieux sur les toits, deux étages au-dessus de la rue, avant de courir dans la lumière blafarde.
Ce fut Sonia qui aperçut la première la chevelure blanche et les vêtements riches et si reconnaissables du vieux médecin, qui s’habillait pratiquement toujours de vert. Elle héla son maître, qui fila à sa hauteur, pour grimacer immédiatement à la vue du piège où étaient pris Duncan et Lilandra.
— Ça va être un exploit de les sortir de là et, si on ne le fait pas vite, ils n’en sortiront jamais !
Sonia s’écria, tournant la tête en tous sens :
— Où est Anis ? Et Azur ? Où sont donc ces deux idiotes ?!
— On verra ça sur place, suit-moi !
Damas jeta un de ses solides poignards vers l’éducatrice, elle risquait bien d’en avoir besoin et, d’une série de sauts, il descendit dans la rue, essayant d’atteindre le sol au plus près de ses cibles. Au vu des circonstances, il se moqua bien d’affoler quelques fuyards et de ceux d’entre eux qu’il bouscula durement à son atterrissage. Sonia amortit sa chute avec la même adresse que lui, semant elle aussi un peu plus de chaos dans la panique généralisée qui animait la foule. Il fallut dix bonnes minutes au duo pour parvenir à rejoindre Duncan, au prix d’efforts conséquents et de nombre de bleus glané à progresser à contre-courant de l’énorme marée humaine. Même en usant de tous ses talents de sicaire et de tire-laine, le Jemmaï étouffait dans la masse compacte qui puait la peur encore plus qu’elle l’irradiait et qui menaçait à chaque instant de le faire trébucher. Une chute dans ces conditions et Damas ne se faisait guère d’illusion sur le sort qui l’attendrait s’il ne parvenait pas à se relever immédiatement.
Sonia n’était pas plus à l’aise, glissant dans le dos de son maître pour profiter du sillage qu’il créait dans la foule. Mais le danger immédiat, pas plus que l’aura de terreur presque palpable que le flot chaotique des fuyards faisait pesait sur elle, n’étaient la cause de sa propre angoisse. Tandis que le duo remontait le courant vers Duncan et sa suite, qui ne les avaient pas encore aperçus, elle ne distinguait parmi eux ni Lisa, ni Azur. Parmi la cacophonie de la foule et le grondement menaçant des incendies, elle pouvait cependant entendre les rugissements bestiaux et les détonations des impulseurs ; elle n’avait pas besoin de les voir pour prendre conscience que les dévoreurs étaient là, talonnés par les forces de Nashera envahissant la ville et que des combats désespérés faisaient rage ; et elle n’avait guère besoin de chercher la source de son intense angoisse pour réaliser qu’elle était persuadée que, plutôt que fuir, sa protégée s’était retournée face à l’ennemi, pour se battre. Sonia ne se faisait aucune illusion : au vu du déchaînement de rage qu’elle avait provoqué, sa si chère petite terrienne ne contrôlait plus ses actes et, si elle n’était pas déjà en grand danger, cela ne tarderait pas.
Lilandra fut la première à voir jaillir la forme maigre et noire de Damas, tel un fantôme dans la foule. Elle entrevit Sonia qui le suivait avec adresse et cette dernière attrapa l’homme qui la portait à l’épaule. Mais elle n’eut ainsi le temps de dire quoi que ce soit ; le duo se mettait à guider tout le groupe, Duncan en tête, pour parvenir aux plus proches ruelles escarpées et quitter la foule des fuyards.
Un autre bruit de tonnerre grondant se fit entendre, couvrant tout le tumulte. Loin derrière, le long de l’avenue, une bâtisse qui avait été l’échoppe et la demeure bourgeoise d’un artisan-orfèvre s’effondra dans un dense nuage de poussière.
Erzebeth rouvrit les yeux, prenant conscience qu’elle avait survécu. La douleur irradiant dans sa poitrine lui confirma immédiatement qu’elle était bel et bien en vie. La première chose qu’elle vit fut les flammes, suivies d’un amas de planches enchevêtrées qui avait autrefois constitué le pont du château arrière de son fier navire. Le seul son qui parvenait à ses oreilles était le ronflement surpuissant des incendies qui dévoraient la carcasse fracassée du Défiant. Une autre douleur cuisante la fit immédiatement paniquer : le feu léchait les jupons de sa robe et menaçait de l’embraser. Dans un effort nourri à son instinct de survie et son épouvante, elle parvint à s’extraire de l’enchevêtrement de cordes dans lequel elle était à demi ensevelie et qui était sans doute ce qui lui avait, contre toute attente, sauvé la vie, quand le vaisseau s’était fracassé à quelques coudées du fleuve.
Rampant, trébuchant et tombant, aveuglée et étouffée par la fumée âcre, Erzebeth s’extirpa des ruines du navire pour finalement dégringoler encore et achever sa chute dans la boue molle et détrempée de l’étang qui avait amorti l’écrasement du Défiant. Retenant un hurlement de douleur, comprenant qu’elle avait plusieurs côtes cassées, au mieux, la Femme d’Épée parvint tant bien que mal à atteindre la berge, environnée des débris fumants de son navire et des corps mutilés de son équipage, ravalant des larmes et des nausées. Elle avait déjà bien trop souvent vu des massacres de près pour céder à une nouvelle panique et perdre pied ; mais là, c’était à la limite de sa force d’âme. Il aurait été plus facile pour elle de faire partie des morts, parmi les siens ; elle l’avait accepté, même avec des bouffées de désespoir, quand la puissance de feu du béhémoth avait réduit à néant toute chance de survie pour son équipage et son galion. On ne partait pas à la bataille sans se préparer à ne pas en revenir.
Mais jamais elle n’avait eu l’idée que, pire que revenir d’une bataille sanglante, elle aurait à endurer d’être la seule survivante d’une défaite désastreuse et à devoir porter à jamais le souvenir de cette dévastation. Elle n’avait jamais songé qu’elle serait condamnée à faire le deuil de tous ces hommes et ces femmes qu’elle avait tant chéris. Ravalant un autre haut-le-cœur, quand le vent ramena vers ses narines d’immondes odeurs de chair brûlée, elle s’éloigna de la carcasse en feu du Défiant, cherchant du regard, sans grand espoir, à trouver d’autres chanceux encore en vie.
Quittant les frondaisons basses du marais, Erzebeth vit alors, toutes voiles dehors, la silhouette fine et racée, reconnaissable entre toutes, de la Callianis, remontant la berge du fleuve en quittant le port et l’abri des murailles de la ville. Le cœur de la capitaine-corsaire fit un bond et elle ne put retenir des larmes, autant d’épuisement que d’espoir. Jawaad venait à son secours.
L’équipage du béhémoth au-dessus de Mélisaren, suivi de son escorte de deux galions de guerre lévitant, avait clairement compris la manœuvre exécutée par Lira et sa flotte en pénétrant dans la rade en deux lignes divergentes. L’énorme monstre manœuvrait pour approcher du port et mettre les vaisseaux d’Ansaren et d’Armanth à portée de ses canons, survolant la ville en provoquant encore d’autres ravages ; sa douzaine de moteurs à lévitant exerçait une telle poussée au sol qu’elle soufflait les toits des bâtiments et faisait s’effondrer les maisons les moins solides sous son passage.
Depuis le pont du Grâce de Feu, la Lame d’Argent observait la manœuvre conjointe de sa propre flotte et des forces venues de l’Athémaïs ; elle n’avait jamais été une très bonne experte de la stratégie navale et, cependant, elle réalisait que tout le monde, désormais, comptait sur elle. Elle était de facto la commandante en chef de cette armada qui appliquait les directives de son aréopage d’officiers, fort heureusement, soudés autour du même objectif : permettre aux chaloupes de la flotte et aux petits navires du port d’assurer l’évacuation du plus grand nombre possible avant qu’il ne soit plus possible de tenir la position.
Eorsès quitta son état-major pour rejoindre rapidement Lira :
— Nous sommes prêts, tous les vaisseaux ont accusé réception des consignes.
La Femme d’Épée lâcha un soupir lourd d’anxiété, croisant le regard d’Amaris qui n’en menait pas plus large qu’elle. Son amante et sa principale conseillère n’avait pas plus qu’elle de véritable expertise dans le domaine de la guerre navale et, comme elle, nageait en plein inconnu. L’échange de regards dura un peu trop et Lira détourna les yeux, pour fixer le capitaine de son navire. Il était temps, elle le savait, mais elle savait aussi combien de vies humaines elle se préparait à sacrifier :
— Alors, commençons. Nashera nous envoie ses monstres et on ne les retiendra pas longtemps.
Eorsès ne commenta pas ; il ne répondit que par un strict et respectueux : « oui votre altesse » et sans rejoindre ses officiers, ordonna d’une voix forte le début de la manœuvre. Aussitôt, les vigiles à la hune et au château avant levèrent les fanions ordonnant l’attaque. Lira allait sacrifier, car il était peu probable qu’il en réchappe indemne, le troisième plus puissant galion de sa flotte, l’Achimétée. Il était flanqué de l’Al’abar et du Mezzono, les deux plus armés vaisseaux civils de l’armada de l’Athémaïs, ainsi que de deux corvettes de l’Imareth, vidés d’une partie de leur équipage, qui s’étaient prêtés volontaires pour la diversion.
Tandis que deux lignes s’étalaient dans la rade, chaque navire manœuvrant comme il le pouvait dans l’espace terriblement réduit, il sembla, alors que les vaisseaux désignés pour l’assaut se mettaient à léviter pour fondre droit sur le béhémoth, tous canons dehors, que toute la flotte se désorganisait, comme incapable de se coordonner. C’était bien l’impression que la Lame d’Argent espérait susciter, pour que sa ruse ait la moindre chance de fonctionner. Il ne faudrait qu’une poignée de minutes pour qu’ils soient à portée du colosse et Lira ne se faisait guère d’illusion : si la moitié de l’escadre de diversion parvenait à faire volte-face et réussir à revenir indemne vers le port, elle se considérerait bien assez remerciée par le Hauts-Seigneurs du Concile pour ne pas oublier de leur faire un sacrifice conséquent.
Amaris souffla d’anxiété à son tour, tandis qu’elle regardait tout le reste de la flotte investir la rade, les navires les plus légers filant vers les quais, les plus lourds lançant leurs chaloupes :
— Tu crois que ça a la moindre chance de réussir ?
— Si nous en sortons vivantes, je te propose de me reposer la question. Jusque-là, la seule chose qui me guide encore, c’est la foi…
— La foi ?
— Oui… en nos hommes, en notre cité, en notre courage ; en mon fils… et en toi. Rien n’est plus fort que ça. Nous verrons si, cette fois, cela suffit.
À bord de l’Asphodèle, Davio était, comme ses hommes, du premier de ses officiers au dernier des mousses, à la manœuvre pour approcher au plus vite et au plus près qu’il était raisonnablement possible de le faire des quais. Garder l’énorme navire prêt à reprendre le vent pour quitter le port, tout en s’assurant qu’il reste stable et permette d’embarquer des survivants était une véritable gageure et le capitaine n’aurait pas risqué de parier une ferraille sur un tel coup. Mais tous étaient bel et bien venus pour cela et il n’était pas question de renoncer, même sous la menace des bordées qui n’allaient pas tarder à pleuvoir.
Sur le pont, devant l’échelle, Abba était en grande discussion avec Alterma alors qu’il s’apprêtait à descendre dans la chaloupe. Tous deux avaient vu la Callianis, quelques instants plus tôt, quitter l’enceinte du port en lévitant, en direction du fleuve, ce qui revenait de toute évidence à se jeter dans la gueule du loup. Comprendre ce qui pouvait avoir motivé le maître-marchand à une si suicidaire idée était impossible ; si Jawaad était très présomptueux de ses capacités, assez pour prendre des risques inconsidérés, son imprudence avait des limites claires, qu’il semblait à cet instant avoir totalement dépassées.
Abba fulminait, pour cacher la peur qui lui nouait les entrailles. Alterma l’avait fort rarement vu dans cet état et, en général, quand elle avait croisé l’esclavagiste dans une humeur aussi colérique, elle avait pris soin de s’en tenir loin, le temps que cela se calme. Les marins qui fourbissaient rames et fusils trouvaient d’ailleurs fort à propos de garder une distance prudente avec le colosse à la carrure bestiale qui, d’une main, donnait l’impression de pouvoir broyer un crâne. Ce n’était d’ailleurs pas exactement une image. Il n’y avait que Jaspe, qui prêtait main-forte pour embarquer le matériel, à ne pas sembler si effrayée que le reste des gens présents. Sourcils froncés, elle regardait vers la ville et les navires lévitant fonçant sur l’énorme béhémoth. Cela, ça l’épouvantait vraiment. La colère d’Abba, en comparaison, était pour elle une péripétie sans guère d’impact significatif. Ceci dit, la terrienne avait aussi vu qu’une autre personne avait peur et commençait, elle aussi, à devenir colérique : Alterma se fâchait contre l’esclavagiste :
— Il n’est pas question que je reste ici à attendre, Abba !
— Mais bordel, que ne comprends-tu pas dans : c’est dangereux ? Je dois y aller et je m’en passerais bien, mais je dois porter secours à Jawaad et les gens qu’il aura ramenés avec lui ! Je peux pas non plus veiller sur toi !
— Mais ce n’est pas que mon patron, c’est mon ami, ma famille à moi aussi ! Vous savez très bien que je peux vous aider, aussi, il n’est pas question que je reste !
Abba gronda sourdement, grimaçant tel un fauve, contenant sa soudaine envie de secouer la comptable comme un prunier pour lui faire prendre conscience de la folie de son exigence. Mais Abba ne frappait pas les femmes et encore moins son amie qu’il respectait particulièrement. Il réservait cela aux esclaves, en cas de nécessité, et aux hommes quand ces derniers l’agaçaient un peu trop. Il poussa un autre soupir qui évoquait quelque feulement féral :
— Je suis prêt à risquer ma peau pour Jawaad et j’en ferai autant avec les siens, toi compris, Alterma. Mais si tu es mise en danger, je fais comment ? Je choisis entre te sauver et les sauver eux ? T’as du courage à revendre, mais j’en appelle à ta sagesse. Ne me force pas à devoir endurer ce dilemme.
Puis le colosse rajouta, d’un ton presque suppliant, une chose que jamais il ne faisait et qui rendit Alterma muette de surprise :
— S’il te plait…
Jaspe, qui venait de tendre un dernier paquet de couvertures aux hommes de bord sur la chaloupe, s’approcha tout près de la comptable, en la fixant, avant de regarder Abba :
— Je aller. Aider maître, comme elle.
Le phrasé était maladroit et malaisé à comprendre, mais elle tourna encore la tête vers Alterma et reprit, en anglais, à voix basse :
— Je serai là pour l’aider et le protéger ; si tu veux.
La comptable fixa la rouquine avec perplexité, plissant les lèvres dans une réflexion boudeuse, mais elle hocha la tête avant de sourire et répondre un « merci » chaleureux en anglais, puis se tourna sur Abba :
— Soit, vous avez raison et je n’insisterais pas. Mais prenez Jaspe avec vous ; elle a raison, elle vous sera utile et pourra même veiller sur vous.
Le géant dut bien s’avouer convaincu par la demande d’Alterma ; l’idée était bonne et Jaspe serait utile et, même s’il y tenait, il préférait largement avoir à sacrifier une esclave que son amie. Il ébouriffa la chevelure de la terrienne et l’attira vers lui :
— Soit, petit fauve, tu viens. Merci d’accepter la plus sage décision, ajouta-t-il à l’adresse d’Alterma. Garde un pistolet près de toi et attends-nous. On reviendra vite.
Poussant Jaspe devant lui, Abba se prépara à descendre à son tour l’échelle de corde, sous le regard inquiet et frustré d’Alterma. Au même moment, les premières détonations éclataient dans l’air du petit matin. La bataille navale lancée par la Lame d’Argent venait de commencer.
Eïm parvint enfin à sortir du nuage de poussière où il errait en trébuchant à l’aveugle sur des gravats et les Étoiles seules savaient quoi d’autre. Il songea, dans un mélange d’humour et de colère, qu’il commençait sérieusement à en avoir marre de se prendre des bâtiments sur la tête ; cela devait faire le troisième ou quatrième en une journée, il avait cessé de compter. La vague de force de la quantité indécente de moteurs à loss qui faisait léviter le béhémoth vingt mètres au-dessus du sol avait balayé tout le monde, dispersant le petit groupe de combattant qui accompagnaient le guerrier comme des fétus de paille. Et quant à lui, il avait à peine eu le temps de plonger derrière un solide mur d’arrière-cour, avant qu’une maison de deux étages ne se change en amas de ruines, dans une gerbe de projectiles.
Eïm n’avait pas encore bien compris ce qui était arrivé peu avant que le monstre volant de Nashera ne se mette à survoler la cité. Une autre onde de choc, qu’il aurait volontiers comparé au souffle explosif d’un baril de poudre noire, avait frappé l’air de plein fouet dans un claquement assourdissant. Il n’avait qu’entraperçu la luminescence bleutée qui s’était évanouie dans le ciel et n’était pas encore très sûr de son origine. Mais il avait déjà vu les effets visuels du Chant de Loss et plusieurs fois, dans sa longue vie ; il était presque sûr que c’était l’origine du phénomène et il se doutait de qui pouvait l’avoir créé. Tandis qu’il parvenait enfin à ouvrir les yeux après avoir toussé tout ce qu’il pouvait et craché de la poussière de mortier, il aperçut, au bout de la rue ravagée, la grande avenue de l’Agia Aranda ; enfin, ce qu’il semblait en rester, tant cela ressemblait au champ de ruines d’un pilonnage d’artillerie. Et il la vit alors, elle ; ce qui confirma immédiatement ses doutes.
Lisa se tenait devant les ruines de l’échoppe d’orfèvrerie, environnée de flocons de neige voletant dans l’air trop froid. Elle se redressait après avoir subi, comme tout le monde, le souffle violent et destructeur du passage du béhémoth. À un jet de pierre d’elle, un des dévoreurs s’extirpait lui aussi des gravats, gourdin improvisé en main, dégoulinant par toutes ses plaies de fluides noirâtres et d’ichors d’un jaune luminescent, suivi, plus loin, par deux autres de ces monstruosités. Ils avaient vu un des leurs littéralement déchiqueté par le Chant de Rage de la petite rouquine chétive, mais cela ne pouvait pas plus les affecter que les arrêter. Les dévoreurs étaient insensibles à la peur ou à la prudence, entièrement mus par un vertige de destruction viscérale ; ils n’étaient pas plus sensibles à l’empathie, la solidarité, même pas véritablement par quelque esprit de meute. Mais cette petite chose aux cheveux roux, qui se tenait dressée là, sans fuir, sans céder à la terreur, environnée d’une fugace aura bleue, était un défi à leur toute-puissance, un appeau à leur bestialité.
Le premier des dévoreurs, ignorant ses blessures, fonça en rugissant sur la petite forme qui le défiait, vomissant un flot de bile au passage. Lisa ne bougea pas ; elle ne sembla que frémir devant la charge bestiale du colosse inhumain haut d’un étage. Elle se mit à chanter, lâchant dans une vocalise surnaturelle une série de notes surréalistes qui fit vibrer l’air. L’intensité du Chant l’environna d’une aura bleue électrique, ses longs cheveux roux ondulant au gré d’une force invisible. Le monstre fondit sur elle et abattit le madrier qui lui tenait lieu de massue de toutes ses forces, pour ne rencontrer qu’un mur invisible qui fit voler en éclats son arme improvisée. Percutant de plein fouet l’impénétrable bouclier qui environnait sa proie, il hurla encore dans une rage noire. C’est le moment que choisirent les deux autres dévoreurs pour charger à leur tour.
Eïm, sauta par-dessus ce qui avait été autrefois une carriole à cheval, entourée des restes du pauvre animal déchiqueté et de monceaux des cadavres des malheureux occupants du véhicule, et se précipita vers l’affrontement. Il ne voulait pas satisfaire sa curiosité de savoir si la petite rouquine pourrait vaincre trois de ces monstres ; même si elle y parvenait et il n’allait pas parier là-dessus, elle serait sans doute à bout de forces, prête à se faire cueillir par les premières troupes de légions de Nashera qui déborderaient sous peu ce qui restait des défenseurs de Mélisaren. Et pas non plus besoin d’un dessin pour savoir quel sort attendrait alors l’esclave. Il se demanderait plus tard ce qu’elle pouvait bien foutre là, plutôt que d’avoir pris les jambes à son cou pour rejoindre son maître et les siens. Il garderait aussi pour plus tard le questionnement sur son propre état et sa capacité à combattre, qu’il savait forcément diminuée ; pour le moment, rien de tout cela n’importait : il fallait l’aider.
Lisa aperçut les deux autres monstres qui fonçaient en rugissant vers elle, environnés de fumée et de nuages de poussière. Elle ne recula pas et son esprit n’eut même pas une hésitation. Ils avaient tué Azur. Ils avaient massacré sauvagement des dizaines, peut-être même des centaines de personnes, elle ne le saurait jamais. Mais peu lui importait ces morts inconnus ; combien d’entre eux n’auraient pas hésité à la sacrifier, elle, après tout ? Les lossyans étaient à ses yeux tous cruels, peut-être à peine moins que les monstres qui se jetaient à sa rencontre. Mais ils avaient tué Azur ; elle avait été la personne la plus douce, la plus patiente, la plus franche, la plus attentive, la plus aimante, qu’elle ait jamais croisé sur ce monde qui n’était pas le sien. La psyké avait aimé Lisa de suite, sans le cacher, d’une affection sororale aussi bien que maternelle et même charnelle ; elle lui avait appris à ne plus être terrorisé, elle lui avait rendu confiance, elle l’avait toujours veillé et protégé et jamais elle n’avait eu peur de la nature ou du pouvoir de la petite terrienne Chanteuse de Loss. Et ces monstres l’avaient tué, comme on écrase un insecte sur son passage.
Ils avaient tué Azur. Les dévoreurs incarnaient, aux yeux des lossyans, le summum de l’horreur, la rage la plus monstrueuse et l’apogée de la plus bestiale violence ; personne ne pouvait leur faire face sans trembler de peur, personne ne s’aventurait à les défier, car il n’y avait pas beaucoup d’êtres capable de pouvoir prétendre y avoir survécu. Mais Lisa n’avait plus peur ; à son tour, elle n’était plus que colère et rage meurtrière, nantie d’un pouvoir qui faisait d’elle une déesse parmi toutes les créatures marchant sous le ciel de Loss. Elle n’avait pas peur et ils ne pouvaient la vaincre. Elle les tuerait jusqu’au dernier et peu importait ce qui adviendrait ensuite ; elle n’avait plus peur, même pas de sa propre mort et, si elle devait périr, ce serait en vengeant la seule personne qu’elle ait pu nommer son amie.
La jeune femme tendit le bras vers le dévoreur qui martelait le champ de force invisible. La demi-tonne de sa masse colossale quitta le sol en flottant, comme si elle n’était réduite qu’à une feuille soulevée par le vent. Chantant toujours dans une cacophonie sonore inhumaine, elle fixa le monstre à sa merci, alors qu’il se débattait, privé de toute gravité, devenu un jouet soumis à sa toute-puissance, perché à plus de six mètres de haut. En un son de plus, explosant dans l’air en une radiance presque aveuglante, elle le précipita au sol, inversant la force de gravité pour donner au monstre cent fois sa masse d’origine. Le dévoreur percuta le sol en s’enfonçant dans les gravats avec une telle violence qu’il défonça la couverture de pavés, jusqu’à dénuder la terre tassée sous la couche de graviers, réduit immédiatement à l’état de pulpe biologique. Tournant son regard vers les deux autres monstres, Lisa lâcha une note stridente, qui anima les parpaings et les madriers alentour, les transformant en autant de projectiles meurtriers ; le plus proche des deux colosses se fit déchiqueter par des éclats de linteaux et des clous de charpentier, avant de se faire arracher le crâne par une arête de pierre grosse comme un tonnelet ; le second se retrouva propulsé en arrière, un bras presque sectionné par l’impact.
La gorge brûlante, le souffle court, le visage livide, Lisa s’avança vers le dernier des dévoreurs survivants, décidée à l’achever, au mépris de son épuisement. Orchys l’avait prévenu clairement et elle l’avait expérimenté : le Chant de Loss pouvait tuer celui qui en usait et elle avait conscience qu’elle atteignait déjà ses limites. Mais elle n’en avait cure. Elle appelait presque de ses vœux la fin de son calvaire pourvu, qu’avant, elle ait pu venger Azur.
Eïm vit la fille s’avancer à la rencontre du dernier dévoreur, alors qu’il fonçait vers elle. Changeant sa trajectoire, ses deux haches en main, il se prépara à sauter sur le monstre et user de la surprise pour l’abattre. La terrienne ignorait, il en était pratiquement sûr, que ces créatures ne ressentaient pratiquement aucune douleur et régénéraient leurs blessures à une vitesse surnaturelle. Si elle échouait à terrasser sa cible d’un coup, cette dernière ne lui laisserait pas une seconde chance ; Eïm armait déjà son coup, il ne lui restait que quelques pas pour bondir et frapper.
Au même moment, Lisa lança une nouvelle note quand elle fut interrompue par un fracas de fin du monde, suivi de sifflements stridents pareils à des hurlements surnaturels ; plusieurs toits furent dévastés, des explosions défoncèrent les pavés et les murs des maisons, ravageant encore les façades d’éclats, soulevant des gerbes mortelles de gravats et d’épais nuages de cendre et de poussière.
Au-dessus de la ville, le béhémoth et la flotte commandée par la Lame d’Argent s’échangeaient des bordées mortelles, sans se soucier des frappes qui dévasteraient la cité.