Chapitres 13-15Le roman : Les Chants de LossLivre 1

Chapitre 13- La separation

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— Tu as dit QUOI ?

Le cri outré de Priscius résonna dans toute la villa et figea toutes les esclaves présentes jusqu’au pavillon des bains. À dire vrai, même ses hommes de main à portée d’oreille du hurlement eurent un temps d’arrêt inquiet à entendre leur patron.

Jawaad, sirotant le thé offert par l’esclavagiste, n’avait pas cillé ; lui s’y attendait. Il avait d’ailleurs posé sa main libre sur la tête de Lisa à ses pieds, la retenant fermement, les doigts glissant sur son front jusqu’à ses yeux, en prévision du coup de gueule de son vis-à-vis ; et il avait bien fait. Quand Priscius éclata, elle manqua elle aussi crier de peur, se réfugiant brutalement dans les jambes de Jawaad, par un instinct ancré viscéralement dont elle n’aurait même pas pu elle-même saisir la portée. Mais c’était bien contre lui qu’elle venait de se cacher, tremblant comme une feuille, le visage à demi enfoui dans son long kilt.

Jawaad constata avec intérêt que Sonia n’avait rien omis. La petite barbare rousse n’en avait pas conscience, mais elle était déjà imprégnée de sa présence. Le maître-marchand répéta calmement.

— Je te la prends pour rien ; je t’en débarrasse.

Priscius explosa une seconde fois, son visage barbu prenant une teinte écarlate.

— Non, mais tu as perdu la tête ? Tu me prends pour qui, par les dieux anciens ? Tu as idée du prix qu’elle m’a coûté jusqu’ici ? Par Odin, je ne sais pas ce qui me retient de te faire sortir de chez moi à coup de pied au cul !

Jawaad leva un regard, le sourcil dubitatif, sur le marchand d’esclaves et sa menace, sans paraître véritablement s’en offusquer. Il glissa sa main sur le côté du visage de Lisa pour venir appuyer sa tête contre sa jambe. Elle était à genoux et tremblait toujours, se laissant faire sans chercher à résister un seul instant. Le maître-marchand toisa Priscius, toujours aussi impassible, mais il laissait à l’esclavagiste le soin de constater de lui-même l’emprise qu’il avait déjà sur la jeune esclave.

— Elle est invendable, et tu le sais ; de plus, tu m’es redevable. Je t’ai ramené ton éducatrice quand la loi me donnait tout droit de la garder, puisqu’elle s’est introduite chez moi.

Priscius dut retenir une violente envie de cogner immédiatement le maître-marchand mais Abba, qui se tenait derrière Jawaad, le foudroya d’un regard mauvais au même instant, l’encourageant prestement à se contenir. Appuyé contre le mur de son bureau, bras croisés, le colosse armé de son énorme cimeterre veillait sur son patron sans cacher son dédain pour le nordique avec qui Jawaad faisait affaire. On prétendait de cet esclavagiste noir qu’il pouvait briser le crâne d’un cheval à coups de poing ; ses énormes biceps rendaient cette rumeur tout à fait crédible et Priscius n’avait pas envie de la vérifier. Mais il aboya encore, le ton hargneux :

— Ne me parle pas de cette chienne ingrate ! Elle n’est pas près de sortir de la cage où je l’ai jetée !

— Pourtant, ton commerce tient en très grande partie aux talents d’éducatrice que tu exploites chez elle et son escapade m’a été utile, comme je te l’ai dit. C’est pour son utilité et sa valeur que j’ai pris la décision de te la ramener. Mais… je peux tout aussi bien la reprendre, tu sais ? Il y a assez de témoins qui m’ont vu la tenir en laisse toute la matinée pour que je fasse valoir mon droit.

Priscius foudroya Jawaad du regard, ne déclenchant en réponse que son indifférence coutumière. Il plongea rageusement sa main dans le bol de pistaches posé sur son bureau, plus pour trouver quelque chose à serrer et broyer que par fringale. Il s’arracha les mots, le ton grondant.

— Je suis bien forcé de remercier ta générosité, maître-marchand ; mais elle n’échappera pas à la punition que je réserve aux esclaves fuyardes, crois-moi !

— Cela te regarde ; moi, tout ce qui m’intéresse, c’est de te débarrasser de la jeune rousse. Tu m’es redevable et tu ne peux rien faire d’elle ; quoi qu’il arrive, tu en seras de ta poche.

— Et comment peux-tu prétendre cela, dis-moi, hein ?

Jawaad étira un sourire et sa main poursuivant sa glissade caressante sur le visage de Lisa dont il cachait les yeux, vint flatter ses lèvres du majeur avant de doucement en forcer le passage pour s’immiscer dans sa bouche. À sa propre surprise, Lisa ne tenta pas une seconde de fuir le geste et se laissa faire sans résister en happant le doigt de l’homme aux pieds de qui elle était réfugiée. Elle ignorait qui il était, elle savait juste qu’elle connaissait son odeur et que cette odeur l’enivrait à la hanter et lui faire perdre tout crainte, alors qu’elle savait pertinemment que l’odeur des hommes la paniquait ; d’ailleurs celle de Priscius, proche, mettait ses nerfs à vif. Comprenant trop bien la discussion qui se tenait dans le bureau de Priscius, dont elle était l’objet, la seule chose qui parvenait à retenir sa panique, c’était de s’en remettre complètement à cet envoûtement dont elle n’aurait pas pu réaliser véritablement l’origine, même si elle se doutait que cela avait un rapport avec ce qu’avait fait Sonia. Celle-ci n’avait jamais parlé du languori ou des languiren devant sa protégée. Sans avoir d’explication claire ni prendre pleinement conscience qu’en fait, elle n’aurait simplement pas pu y résister, elle s’abandonnait à cette plénitude, fragile mais si douce, pour ne pas céder à la peur qui la rongeait depuis qu’elle se tenait à genoux près du maître-marchand, entre ces hommes qui l’épouvantaient ; depuis qu’elle était devenue l’enjeu silencieux de leur négociation.

Priscius grimaça sa perplexité à observer la scène. Aucun homme n’avait jusqu’ici jamais réussi à amadouer cette peureuse sans qu’elle tremble de terreur au moindre contact et, là, elle semblait complètement sous le charme.

— Parce que ton éducatrice m’a expliqué qu’elle n’a même pas réussi à en faire une languiren. Et le reste, tu le vois toi-même… Si tu me la donnes, tu as tout à y gagner.

Priscius leva haut un sourcil dubitatif.

— Comment ça ?

Jawaad baissa le regard sur Lisa qui suçotait son doigt, redevenue d’un calme presque hypnotique maintenant que Priscius avait cessé de hurler. Elle ne tremblait plus, les yeux clos, se prêtant à sa propre surprise avec un réconfort immense au jeu imposé par le maître-marchand. Celui-ci, toujours aussi impassible, reprit une gorgée de sa boisson avant de répondre, évitant de donner son avis sur le breuvage – personne ne savait jamais faire le thé.

— Ta réputation a subi de durs revers récemment. Dans ton dos, les autres esclavagistes des grandes maisons d’Armanth ne tarissent pas de moqueries à ton sujet et cela n’ira pas en s’améliorant s’ils apprennent que tu n’as pas su dresser et éduquer une esclave…

Priscius gronda d’agacement au rappel du tour pendable dont il avait été victime et qui commençait à lui coûter cher et pas que financièrement. Il jeta un autre regard vers Abba, dans l’espoir d’un soutien ; après tout, c’était un de ses confrères. Le colosse noir lui répondit en le fixant d’un air parfaitement entendu de dédain hostile. Il était au courant, depuis le début et ne ressentait pas la moindre compassion pour son collègue ; ce dernier avait été trop arrogant et le payait, même si Abba trouvait discutable la méthode employée.

Priscius se tourna de nouveau sur Jawaad qui prenait son temps, son pouce caressant le visage de Lisa. Blottie contre lui, les yeux clos, elle avait cessé de trembler et respirait plus calmement.

— Et alors ?

— Et alors si tu donnes une esclave, que tu sais de toute évidence brisée à dessein pour te faire perdre la face, à un maître-marchand renommé, que dira-t-on de toi ? Que tu t’es débarrassé d’un fardeau dont tu ne peux rien tirer ou que tu as offert un cadeau de prix à l’un des hommes les plus riches de la ville, que tous savent réputé difficile ?

L’esclavagiste plissa les yeux, retrouvant son calme, en pesant l’offre du marchand.

— Hé bien… Il sera mentionné la générosité de mon cadeau, et sa valeur, bien sûr puisque, tu le sais, tu n’es pas exactement considéré comme un client facile, bien au contraire.

Jawaad acquiesça avec un bref sourire. Priscius reprit, encore hésitant ; il n’allait pas céder aussi rapidement sans essayer de négocier.

— Mais tu pèses bien le prix qu’elle m’a coûté ? Je te ferai vraiment un cadeau de grande valeur, ce qui ne va pas arranger mes finances.

— Cela dépend quelle valeur tu donnes à quelques andris et à ta renommée, Priscius. La fortune est plus aisée à reforger que la réputation…

Jawaad marquait un point. Priscius réfléchit encore, observant l’esclave rousse au sein tatoué pour laquelle il avait malgré tout dépensé plus que de raison, dans le but de contrarier le plan de Batsu et de ses collègues pour le ridiculiser. Malgré ses efforts, il n’avait rien pu en faire jusqu’ici, ou presque. Là, aux pieds du maître-marchand, même si la peur de la jeune femme était palpable, elle aurait presque pu faire illusion d’une fille dressée avec art, à défaut d’être véritablement éduquée.

— Mettons que j’accepte. Quelle garantie ai-je que tu fasses bonne renommée de mes marchandises et de ma maisonnée ?

— Aucune, Priscius ; mais je serai ingrat de dénigrer l’homme qui m’offre un cadeau généreux, tu ne crois pas ?

— Bref, si je résume ta proposition : je te fais un présent de prix, contre aucune assurance claire que cela me rapporte quoi que ce soit ?

— Tu te débarrasses d’une fille qui ne te rapporterait rien, que tu ne pourrais même pas exposer sur les estrades des enchères, en te laissant toute latitude de faire passer cela pour une généreuse et amicale offrande à un maître-marchand. Tu as déjà perdu la somme que tu as déboursée ; tu peux par contre redorer ta renommée. C’est à toi de voir.

Il y eut un long silence. Abba observait les deux hommes et la petite esclave chétive qui se cachait dans les pieds de son patron. Cela ne s’était pas réellement amélioré du point de vue physique depuis qu’il l’avait vue dans les cages de Batsu, avant que celui-ci ne l’échange à Priscius pour paiement de sa dette. Si elle était clairement plus soignée et propre, elle restait très amaigrie et son dos portait les cicatrices fines et enchevêtrées du fouet. Abba tentait de voir en quoi elle pouvait être si spéciale pour intéresser autant Jawaad que cela ; il avait au premier regard un peu de mal à comprendre. Elle était sans aucun doute jolie, mais minuscule et frêle et, pour l’esclavagiste, elle manquait sévèrement de formes. Il la briserait au premier coup de reins s’il la prenait et ne se risquerait pas à l’attraper par le poignet au risque de le lui broyer sans faire attention. De son point de vue, en se basant sur son physique, on ne pourrait rien en faire de valeur. Les lossyans qui veulent acheter une esclave cherchent le plus souvent des femmes aux formes généreuses et félines, aux seins lourds et arrogants, aux silhouettes exaltant la féminité la plus lascive. Là, c’était plutôt les formes d’une adolescente affamée qui aurait cessé de grandir, aux seins trop petits, aux hanches trop étroites ; mais elle était métisse et rousse. Une rousse aux yeux verts ; et terrienne de surcroît. Quatre traits dont trois rarissimes, qui rien qu’en eux-mêmes en faisaient une marchandise qui pouvait valoir une petite fortune.

Abba reporta son regard sur son patron. Il le connaissait depuis des années et il savait qu’il y avait bien une dernière chose qui expliquerait l’intérêt de Jawaad, mais cela ne faisait que rendre l’esclavagiste plus dubitatif encore : si cette terrienne rousse aux yeux verts était une Chanteuse de Loss, comment l’aurait-il su et pourquoi était-ce ce qu’il cherchait ? Il garda ses réflexions bien en tête ; à la première occasion, il ferait part de tout cela à Jawaad, et le cuisinerait un peu.

Après une réflexion agacée, Priscius se décida enfin à répondre, ses propos ponctués par des pas rageurs d’un côté puis de l’autre, sa large main malaxant toujours ses pistaches qu’il broyait dans un tic colérique.

— Ha, prends-là ! Mais nous sommes convenus que c’est un cadeau de prix que je te fais et je n’hésiterai pas à en colporter la nouvelle partout, alors j’espère bien que tu n’iras pas raconter autour de toi une version différente !

Jawaad pressa un peu plus Lisa contre sa jambe pour anticiper sa réaction d’angoisse à la décision, la bâillonnant toujours de son doigt qui remua doucement pour agacer sa langue.

— J’honore toujours à leur juste valeur les cadeaux qu’on me fait.

Priscius acquiesça, encore fort peu convaincu du bien-fondé de la négociation, mais une telle occasion ne se représenterait pas ; donc, il avait le choix entre quelque chose qui lui assurerait peut-être un certain prestige, ou rien du tout. Il lâcha ce qui restait des pistaches dans le bol de son bureau et en se secouant les mains, sortit papiers et plume.

— Je vais rédiger le contrat de propriété qui sera enregistré, que les choses soient faites proprement.

— Comme tu veux ; en général, la parole me suffit.

Jawaad appuya légèrement sa caresse contre la joue de Lisa, qui s’était remise à trembler comme une feuille. Elle venait de prendre conscience qu’elle était donnée à cet homme qu’elle ne connaissait pas, comme une marchandise ; rien de plus qu’un objet de négociation, ou une bête de prix ; qu’elle allait soudain encore changer d’environnement, quitter des lieux qui, même s’ils s’apparentaient à une prison, étaient rassurants et familiers, au moins un peu ; mais surtout, ce qui créa un hoquet d’angoisse si profond que Jawaad put le ressentir, c’est qu’elle comprit qu’elle allait être séparée de sa sœur.

 


L’assistante de Sonia, qui remplaçait l’éducatrice enfermée en cage dans l’attente de son sort, découvrit avec surprise qu’elle n’avait aucune chance d’arrêter Elena ; pas sans aiguillon électrique, en tout cas. Elle était bien trop agile, trop rapide et surtout, trop décidée.

— Arrête, ça ne sert à rien, tu ne vas rien y changer !

— C’est ma sœur !

Le bruit s’était répandu dans le Jardin des Esclaves du retour de Jawaad, le maître-marchand, venu sans aucun doute pour acheter une des filles de Priscius ; et dès que Lisa avait été envoyée dans les bureaux du maître des lieux, tout le monde se doutait qu’il venait conclure l’affaire. Le hurlement de Priscius avait achevé de confirmer la rumeur.

Ce qui avait, peu auparavant, jeté le trouble sur les esclaves avait été la réapparition de Sonia. L’esclavagiste s’était retenu d’exploser en reprenant possession de son bien et avait écouté l’explication de Jawaad qui la lui ramenait ; mais une fois celle-ci fournie, il avait balancé à l’éducatrice une gifle à assommer un cheval, l’envoyant valdinguer au sol ; et dans sa colère, il lui avait encore asséné un violent coup de pied au ventre. Un de ses hommes de main avait ensuite traîné Sonia par les cheveux, avec quelques autres coups pour faire bonne mesure et l’avait jetée dans les cages du sous-sol sans que nul ne puisse l’approcher.

Un froid glacial s’était répandu sur tout le jardin, accentué encore par l’humidité de la pluie qui s’était remise à tomber depuis le matin. Sonia était particulièrement crainte, parfois détestée aussi, mais elle était surtout respectée. La voir traitée si brutalement, avec si peu d’égards, avait choqué tout le monde. Certaines des filles de la maisonnée s’en réjouissaient silencieusement, mais pour la plupart le spectacle les avait épouvantées et profondément et durablement touchées. L’assistante de Sonia n’était pas des moins affectées et l’effarement de la scène l’avait rendue imprudente, sans quoi elle aurait anticipé la réaction de l’aînée des deux rousses, qui conservait un tempérament fort et rebelle. Elle l’aurait solidement attachée et surtout, elle aurait eu l’aiguillon à portée de main, tant pis pour l’interdit énoncé par Sonia à ce sujet ; dans tous les cas, c’était trop tard. Quand Elena vit sa sœur conduite par Jawaad se diriger vers l’entrée du domaine, de l’autre côté des jardins, elle bondit pour courir à toutes jambes vers elle. Elle était vraiment agile ; Sena, c’était son nom, ne parvint pas à la retenir, se lançant à sa poursuite la panique au cœur. Aussi bien elle-même que l’esclave indisciplinée en train de foncer vers sa cadette paieraient cher l’esclandre, surtout vu l’humeur de Priscius.

Lisa marchait, presque hagarde, guidée par Jawaad qui gardait une main fermement posée sur sa tête. Elle entendit le cri d’Elena et la vit courir vers elle, de l’autre côté du jardin. Difficile de savoir si Jawaad fut surpris de la réaction de sa nouvelle esclave ou s’il décida simplement de la laisser faire ; il fixa juste sa main, un sourcil levé, où s’était trouvée en dessous la tête de la jeune femme, comme si le fait qu’elle se soit mise à courir avait pour lui une sorte d’incongruité amusante et curieuse. Lisa lui avait échappé sans coup férir pour à son tour foncer vers sa sœur aînée, manquant au passage chuter dans le bassin qui ornait la place centrale.

— Foutrailles de sang de… !

Priscius, rouge de colère, se précipitait déjà à la poursuite de la jeune femme, décrochant le fouet à sa ceinture. Il n’allait pas laisser pareille rébellion se produire entre les murs de sa propriété ! Jawaad lui barra le passage d’un bras, le foudroyant d’un regard sombre et mauvais.

— Tu ne touches pas mon bien.

Faisant un signe vers Abba qui s’était lui aussi fait surprendre, le maître-marchand suivit son esclave fuyarde, sans se presser. Le géant noir obtempéra d’un air entendu et lança un regard menaçant vers Priscius, qui sonnait clairement comme un “ toi, pas bouger ”. Le nordique se sentit soudainement pris à défaut au sein de sa propre maison et il n’était pas homme à l’admettre. Il s’avança donc à son tour, colérique. Qui que ce soit qui lui tombe sous la main allait ramasser pour tous les autres.

Elena n’aurait sans doute guère pu être arrêtée par rien, tant elle courait de toutes ses forces. C’est au pied des marches de la place, devant le bassin, qu’elle attrapa Lisa pour la serrer dans ses bras, s’effondrant au sol avec elle. Ce qu’elles se dirent, noyé dans leurs larmes, ne fut compris que du seul Jawaad qui connaissait – bien que très sommairement – le français.

— Lisa ! Lisa… tu te souviens de ce que je t’ai dit, tu t’en rappelles ? Je serai toujours là, je ne t’abandonnerai pas. Même si nous sommes séparées, je ne t’abandonnerai jamais et je te retrouverai. Tu entends ? Petite sœur, où que tu sois, quoi qu’il arrive, je te retrouverai !

— Je t’aime, Elena ! Je t’aime ! Pardon !… Pardon pour tout ça ! Je t’en supplie, pardonne-moi pour tout ce que j’ai fait !

Elena posa un baiser sur le front de sa cadette qui s’effondrait en sanglots, redevenant pour un bref instant l’aînée, la plus forte. Elle entendit Sena juste derrière elle mais s’en moqua éperdument, autant que des hommes qui, face à elle, allaient dans quelques pas venir lui arracher sa sœur des bras.

— Ce n’est pas ta faute ; ça ne l’a jamais été, petite sœur. Je t’aime, il n’y a jamais rien eu à pardonner. Lisa, sois courageuse. Je te jure que je serai toujours là…

Elena fut interrompue par la voix de Sena, qui, voyant approcher Jawaad mais aussi Abba et son maître, n’en menait pas large :

— Ca suffit, Athéna ! Ici !

Son ordre sonnait d’une fausse autorité chargée de peur. Priscius leva son fouet quand il arriva sur le couple enlacé, prêt à frapper sans discernement. Une énorme poigne arrêta brutalement son geste, sous le regard terrifié de l’assistante. Abba tonna, les muscles saillants de colère, la voix agacée et clairement menaçante :

— Tu fais ça, je te démolis, tout esclavagiste que tu es, dans ta propre maison ! C’est clair ?

Priscius tira sur son bras. L’esclavagiste était puissamment bâti et même plus vieux que Abba, il était confiant dans sa force ; mais la prise du géant noir était un étau qui se resserra encore, douloureusement. Le nordique aboya rageusement sur son collègue :

— Tu oses t’en prendre à ton hôte ? ! Je suis chez moi et j’ai toute autorité sur mes propriétés, fils de chienne !

Priscius avait lâché l’insulte sous le coup de la colère, sans réfléchir ; il le regretta immédiatement. D’un élan brutal, Abba l’envoya valser dans les buissons entourant la place, comme s’il n’avait rien pesé. Priscius avait à peine touché le sol que le colosse noir avançait déjà sur lui.

— Le fils de chienne va te faire bouffer tes paroles et te les faire vomir avec tes dents !

Elena serrait sa cadette contre elle, ébahie par la scène ; quant à Sena, elle reculait dans une fuite prudente, livide de peur. Jawaad arriva à la hauteur de l’aînée et lui attrapa l’épaule, tout en se tournant sur son second.

— Abba, non. Nous sommes ses invités.

Puis se penchant sur Elena.

— Lâche-la.

La jeune femme serra un peu plus Lisa contre elle. Des larmes coulaient en traçant des sillons brûlants sur ses joues. Elle fixa le maître-marchand, suppliante.

— Je vous en prie, non…

Jawaad répondit avec un calme étonnant. Son regard, si sombre et peu amène de coutume, devint presque rassurant tant il était paisible ; mais l’ordre, sec et implacable, ne souffrait aucune discussion.

— Elle m’appartient, esclave. Je l’emmène ; alors lâche-la, avant que je ne t’y force.

Elena ouvrit les bras pour libérer sa cadette, réprimant un tremblement au ton du marchand ; mais Lisa, elle, se raccrochait de toutes ses forces. L’aînée blêmit, incapable de renoncer. Serrant sa sœur contre elle, elle se prosterna au sol, se penchant jusqu’à toucher du front la botte de Jawaad. Elle mit toute sa volonté, tous ses espoirs, à parler le plus clairement possible en athémaïs.

— Maître, je vous supplie… c’est ma sœur. Ne nous séparez pas… je vous en supplie. Achetez-moi, avec elle !

— Pourquoi ferai-je cela esclave ?

Abba, quelques pas plus loin, se tenait devant Priscius qui se relevait en essayant de s’extirper des branchages, dans des gesticulations colériques et désordonnées. L’altercation avait sonné l’alerte et les hommes de son domaine approchaient au pas de course. Certains étaient déjà repartis chercher leurs armes en courant. Quant aux esclaves, toutes étaient restées cachées, fixant la scène avec effarement et une crainte respectueuse. Seule restait Sena, qui ouvrit des yeux ronds à voir Elena supplier le maître-marchand ; une chose qu’elle aurait pensé impossible chez la barbare rebelle.

Elena souffla d’anxiété, ravalant ses larmes, le cœur battant. Elle sentait Lisa se raccrocher désespérément à elle, retenant son souffle, levant sur Jawaad un regard suppliant et noyé de larmes. L’aînée à son tour leva la tête, se cambrant en faisant mine dans un mouvement sensuel de vouloir grimper le long des jambes du marchand. Elle remercia silencieusement le ciel : sa cadette libérait un peu sa prise, ce qui l’aidait à sa tentative de séduction.

— Parce que je ferais tout ce que vous désirez, maître, quoi que vous puissiez demander, si je vous appartiens. Je ferai tout pour rester avec ma sœur…

Jawaad baissa la tête, plissant les yeux. Il fixait la jeune femme, à la fois si semblable et si différente de sa cadette. Plus adulte, comme plus femme et plus belle ; plus forte aussi, de toute évidence. Il avait pu en voir le caractère lors de sa précédente venue, mais il avait occasion cette fois d’observer son regard ; un regard d’un vert sombre, aux teintes de frondaisons épaisses. Des yeux suppliants et embués de larmes, trahissant la peur et l’épuisement, mais qui brillaient toujours farouchement de volonté. Une voix se fit entendre à quelques pas : Sena approchait craintivement. Elle jetait des regards clairement peureux sur Priscius, plus loin, qui se dressait devant Abba, dans un défi silencieux, mais elle tentait de raisonner Elena, d’une voix bien mal assurée :

— Arrête ça, Athéna, une esclave ne décide pas à qui elle appartient. Tu as été promise aux enchères, aux plus hautes places de l’estrade du Marché aux Cages, alors lâche Selyenda et revient de suite, ou notre maître va nous punir !

Jawaad leva son regard sur la jeune femme qui, autant par sa voix hésitante que par sa panique visible, ne semblait pas en mener large. La voix du maître-marchand se fit mordante et froide, dédaigneuse :

— Et pourquoi ne tenterait-elle pas de me convaincre, esclave ?… Elle ne décide de rien, ici, mais elle a au moins le courage d’essayer…

Sena répondit, pratiquement suppliante, cette fois :

— Mais… maître…. Notre maître ne le permet pas…

— Moi, je le permets.

Elena reprit un peu de cran, essayant un sourire enjôleur, rendu un peu pitoyable par son visage mouillé de larmes. Mais qu’importe, elle devait tout tenter.

— Je vous servirais selon le moindre de vos désirs, je ferai tout ce que vous pourrez souhaiter, maître. Je peux apprendre vite, tout ce que vous voudrez ; devenir tout ce que vous ordonnerez… Je vous en prie, achetez-moi avec ma sœur.

Derrière Jawaad, Priscius reprenait contenance avec morgue, ses hommes de main le rejoignant. Abba suivait leur approche du regard, sourcils froncés sur son visage de brute ; ça commençait à faire du monde. Provoquer une bagarre qui pouvait finir en bain de sang n’allait servir les intérêts de personne ; aussi il recula d’un pas, en toisant l’esclavagiste.

— L’affaire est close. Évitons de nous battre chez toi, je ne tiens ni à tuer tes hommes, ni à prendre un mauvais coup.

Priscius hésita franchement avant de ravaler sa colère et fit un signe pour stopper ses hommes qui arrivaient à la rescousse :

— Soit, affaire close, Abba, mais toi et ton patron, vous… il se ravisa et changea de formule pour quelque chose de plus poli, la voix sourde : quittez ma demeure, maintenant ! Je suis chez moi, et je décide ici de mes lois !

Le géant noir acquiesça à la décision, plutôt sage. Il n’aurait pas voulu devoir vérifier s’il pouvait mettre une raclée à toute la maisonnée de l’esclavagiste et, pour tout dire, doutait d’en sortir indemne. Il se tourna vers Jawaad ; celui-ci restait toujours aussi calme et s’était accroupi face à l’esclave qui le suppliait. Il venait de saisir sans brusquerie Lisa par le bras, le regard sur Elena.

— J’ai toutes les esclaves que je souhaite et la dernière que je voulais m’appartient, désormais.

Elena se dressa brusquement sur ses genoux, paniquant soudain, fixant le marchand le regard noyé de larmes.

— Non… s’il vous plait, je vous en prie ! C’est ma sœur… c’est ma seule famille ; ne nous séparez pas ! Je vous en supplie, c’est trop cruel, nous ne le supporterons pas. Pitié ! Je… je sais que vous comprenez !

Jawaad posa calmement sa main libre sur la joue de la jeune femme, dans une caresse douce de son pouce, fixant son regard aux reflets vert sombre et si profonds, voilé par les pleurs qui coulaient maintenant en flots brûlants. Lisa sanglotait toujours, suppliante, sans un mot et le maître-marchand détourna un bref instant son regard sur elle, avant de revenir à Elena.

— Je le comprends.

La voix de Jawaad était calme, étonnamment presque douce.

— Mais désormais, ta sœur m’appartient ; pas toi. Vous êtes esclaves, vos liens ne me regardent pas, ils n’ont aucune valeur, ici. Tu es une marchandise, comme elle.

Elena s’effondra en sanglots, s’agrippant au marchand qui se relevait en entraînant Lisa avec lui. L’aînée supplia encore, presque dans un cri :

— Non, Pitié, ne faites pas ça, ne nous séparez pas ! Je vous en supplie !

Mais le maître-marchand repoussait les mains de la jeune femme qui s’agrippait à lui, se tournant vers Abba, impassiblement.

— On y va.

Lisa, qui était restée si passive jusque-là, tira brusquement au même instant. Jawaad la tenait fermement, et la frêle jeune fille n’avait aucune chance d’échapper à son étreinte, mais elle avait attrapé sa sœur aînée, de toutes ses forces.

— Elena, ne me laisse pas !

L’aînée, le visage décomposé par la peine, murmura, à nouveau dans leur langue natale, la voix brisée par les sanglots.

— Je te le promets, je te retrouverais, et je viendrais te chercher. Je ne t’abandonnerais jamais, petite sœur. Jamais !

Jawaad poussa patiemment Elena, forçant Lisa à lâcher prise. Cette dernière pleurait de toutes ses forces, refusant de lâcher sa sœur. Le maître-marchand tira simplement un peu plus fort pour la soulever et la prendre dans ses bras ; mais il fixa longuement l’aînée, son regard noir à cet instant devenu pensif et insondable, en reculant avec son fardeau qui résistait encore et voulait s’agripper à sa sœur. Celle-ci, dans un geste de résignation désespérée, attrapa doucement les bras de sa cadette, qui ne cessait de l’appeler, achevant de la forcer elle-même à la lâcher. Elle ne pouvait plus retenir ses larmes, murmurant toujours.

— Je reviendrais te chercher… je passerais ma vie à cela, Lisa. Courage, je reviendrais te chercher.

— Je t’aime, grande sœur ! Je t’aime !

Jawaad fit un signe de tête vers Abba, qui attendait son patron pour lui emboîter le bas et s’orienta vers la sortie du domaine. Lisa se débattit encore dans ses bras, criant de toutes ses forces :

— Elenaaaa !

Priscius venait de perdre définitivement patience. Fou de rage, il fondait sur Elena, qui prit le premier coup de plein fouet, faisant glapir de peur Sena, qui battit en retraite ; mais l’aînée n’avait d’yeux que pour sa sœur et tandis que Priscius l’attrapait rageusement par les cheveux et par un bras pour la traîner derrière lui, dans des imprécations colériques, elle hurla encore, pour Lisa :

— Je t’aime, petite sœur ! Je reviendrais te chercher, je te le jure !

Jawaad tourna juste le regard pour entrevoir Elena qui subissait les foudres de Priscius, fronçant brièvement les sourcils à la scène. Il raffermit sa prise sur son esclave se débattant toujours, passant sa main sur son visage pour l’aveugler et la bâillonner. Comme il s’y attendait bien entendu, elle sembla immédiatement s’abandonner, malgré sa panique, et redevenir calme. Il quitta le domaine de Priscius sans se soucier de lui dire au revoir, délaissant ce dernier tout à sa colère déchaînée.

 


Lisa se souviendrait des années après de ces instants. Elle se rappellerait chaque nuit qu’elle vivrait sous le ciel de Loss de ces cris qui lui déchiraient le cœur ; des bruits cinglants et horribles des coups que Priscius portait à sa sœur, défoulant sur elle toute la rage et la frustration qu’il avait accumulée, aveuglément. Elle se souviendrait avoir pensé qu’il la tuerait ; et enfin de la si froide et cruelle indifférence de Jawaad, qui l’emportait loin d’Elena et de celle d’Abba, qui n’avait pas un instant jeté un regard en arrière sur la scène.

Mais après tout elles n’étaient que des esclaves. Aux yeux des spectateurs présents, que des marchandises ; des animaux qu’on achète, qu’on utilise, et qu’on revend. Qui se serait soucié qu’un animal soit battu par son propriétaire ? Les coups dont elle entendait si distinctement chaque impact et chaque cri en réponse, lui donnaient la nausée et quand Jawaad la retint contre lui, l’éloignant, à jamais – comment aurai-elle pu croire autre chose à cet instant ? – de sa sœur, plaquant sa main sur son visage pour bâillonner ses cris de détresse, elle voulut le mordre, planter ses dents dans sa paume, assez fort pour lui arracher la chair ; mais elle en fut incapable, docile et fascinée.

Elle ne le savait pas encore et ne pouvait pas le comprendre, mais ce que Sonia lui avait fait la soumettait à lui plus fortement qu’aucune chaîne. Son odeur était celle dont son âme était imprégnée jusqu’à son essence ; elle était pour elle le plus intime de tous les refuges, le joug sous lequel elle ployait d’instinct, le manteau dans lequel venir chercher cachette et réconfort. Elle n’avait aucune raison de l’aimer et à cet instant, elle le haïssait de tout son désespoir ; mais tout son instinct, lui, le chérissait déjà infiniment.

Voilà ce que le languori avait fait, l’asservissant comme une poupée docile soumise au moindre de ses gestes, sans pouvoir y résister ; sa volonté était vaine et ridicule, face à la force immense du lien que Sonia avait veillé à bâtir et consolider.

Elle aurait voulu à cet instant mourir, alors que s’assourdissaient les cris, et le bruit des coups, qui pleuvaient sur sa sœur aînée ; elle aurait voulu le détester, lui hurler toute sa rage, mais tout ce qu’elle pouvait, c’était de pleurer, en se blottissant dans l’étreinte rassurante de ses bras. Le monde devint pour elle une brume opaque, tandis que son esprit se perdait à nouveau dans ces méandres où rôde la folie, voisine du désespoir.

 

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