13 – Thin
13- Thin
La cellule souterraine était sombre et exiguë, mais au moins cela avait-il des allures de chambre, éclairée par la lumière vacillante d’une lampe à huile. Il s’y trouvait même une vasque de pierre grossièrement taillée faisant office d’évier, accompagnée d’un vaste broc d’eau fraiche, et une plaque de cuivre poli qui tenait lieu de miroir. Elena songea amèrement qu’en quelques mois seulement, elle désignait mentalement « luxe » ce qui autrefois pour elle lui aurait paru du plus sordide inconfort. Avoir pu dormir dans une couche rembourrée de paille après un repas de gruau, de fromage et de fruits avait été un autre luxe qui ne rendait que plus amer son constat : maintenant qu’elle pouvait essayer de souffler et penser, il lui fallait admettre l’idée qu’elle était bel et bien vivante, seule et perdue dans un monde étranger et hostile dont elle ne connaissait presque rien, et que soit elle l’acceptait pour trouver comment y survivre, soit ce monde la tuerait. De la Terre, de son pays, de sa ville, il fallait qu’elle fasse le deuil. Ils ne seraient à jamais plus que des souvenirs. Comme ne serait plus que souvenir ce bref moment où elle avait pu retrouver sa sœur.
Elena avait séjourné là, à son estimation, pendant deux nuits mais elle ne se souvenait guère du détail. Cela n’avait été qu’une suite de réveils et d’inconscience. Ses cauchemars, eux, lui avaient paru plus réels que ses moments de lucidité. Ils s’affichaient encore derrière ses paupières dès qu’elle fermait les yeux, et se jouaient en boucle comme la bande sonore éraillée un vieux films noir et blanc. Les chiens, l’orage, le son de la cravache, les tintements des chaines, les hurlements et les larmes de terreurs. Et à ces instants elle était saisie de nausée, tandis que revenait à sa bouche un atroce goût de fer et l’amer et acre de la peau grasse et huilée du Bey dont elle avait ôté la vie, elle s’en souvenait de mieux en mieux, avec une sauvagerie égale au sadisme dont il avait fait preuve.
L’effet fut immédiat : Elena se mit à vomir, bénissant la présence de la vasque et de l’eau qui lui permettrait de se rincer la bouche et évacuer les traces de son malaise. Il lui fallut une bonne dizaine de minutes pour cesser de trembler, enfermer l’horreur qui la hantait aussi profond que possible dans son esprit et surtout ravaler des larmes qui lui brûlaient les yeux. Elle s’y se serait bien laissé aller ; après tout, il n’y avait sans doutes personne pour l’entendre ni la voir. Elle aurait d’ailleurs sûrement fondu en sanglots quelques semaines plus tôt ; mais ça n’avait rien changé à son sort. Personne ici n’avait de pitié ou de compassion, sauf à finir, de toute évidence, victime et esclave. Il ne fallait pas pleurer. Il ne fallait pas la moindre faiblesse. Il ne fallait pas ressentir, ni hésiter. Elle devait endurcir son cœur à tout ce qu’elle verrait et ferait et il fallait commencer maintenant.
Quelqu’un gratta doucement à la porte branlante. Elena alla ouvrir pour se retrouver nez à nez à une fille qui ne devait pas avoir quinze ans. Vêtue d’une tunique courte de lin cru dévoilant à sa cuisse gauche un linci discret, pieds nus, ses chevilles étaient ceintes d’anneaux de bronze lustré, mais qui ne trompaient pas la terrienne. C’était des entraves. Tête basse, ses cheveux noirs et bouclés tombaient en mèches légères et parfumées sur son visage juvénile. Elle tendait une robe.
— Maitresse, le maitre Janus m’a demandé de vous apporter de quoi vous vêtir et vous aider à vous habiller, si vous le souhaitez.
Elena ne répondit pas de suite, observant la jeune fille, le visage fermé. Elle se souvint de sa voix, elle l’avait entendu parler par moment, durant ses deux jours de fièvre et de délire, c’était elle qui l’avait sans doutes soigné. Il fallut à la terrienne un bref moment pour traduire les mots en athémaïs de l’esclave. C’était étrange pour elle de se faire appeler maitresse. Le premier mot qui lui vint fut « révoltant ». Mais le montrer était une faiblesse, et elle devait se l’interdire. Elle fixa alors la robe, simple, confortable sans doutes, plus habillé que tout ce qu’elle avait pu porter ces derniers mois, et elle releva la tête, pour toiser durement la jeune fille :
— Non ! Je veux une chemise et un… pantalon ? Chausses ? Et des chaussures ! Rapporte ça !
La fille sursauta et se tassa tremblant presque, avant de hocher prestement la tête et filer sans demander son reste.
— Oui, maitresse, pardon, maitresse !
Elena se mordit la lève en fixant l’esclave qu’elle avait effrayée et qui filait dans le sombre couloir de pierres nues. Elle ne lui avait même pas demandé son nom. Mais après tout, à quoi bon ? C’était une esclave donc elle n’en avait pas, sauf celui que son propriétaire avait pu lui choisir. Considérer cette esclave, s’intéresser à elle, aurait été une faiblesse. Elena se haït immédiatement de parvenir à penser d’une si insensible manière. Mais au moins y parvenait-elle. Elle retourna dans sa chambre, fermant la porte derrière elle, puis inspira longuement.
Le temps que la fille revienne, il restait à Elena une dernière chose à faire. Saisissant le petit couteau tranchant qu’elle supposa une sorte de rasoir, à défaut d’avoir trouvé une paire de ciseau, elle agrippa rageusement toute la masse de ses longs cheveux auburns en une seule poignée. Puis serrant les dents, elle cisailla lentement, laissant choir sur le sol les mèches d’un roux sombre. Dans le miroir, son regard d’un vert profond flamboyait sans l’ombre de la moindre peine. Seulement l’éclat de métal d’une résolution farouche.
Loss lui avait tout pris ? Elle arracherait tout de Loss. Ou mourrait en essayant.
***
Le vent marin soufflait en faisant claquer les voilures ramassées sur leurs mâts, offrant un concert de notes aigues et sifflantes tandis qu’il faisait vibrer cordages et amarres. Mais malgré ces sonorités qui pour le néophyte semblaient toujours spectrales, ce n’était pas de là que venait le plus fort vacarme. Rarement, sauf en temps de guerre, cette partie des quais éloignée de l’ensemble du vaste port de Mélisaren et réservée aux quarantaine, n’avait accueilli une telle foule.
La Callianis y était amarrée à son extrémité juste à côté du Défiant. Contre la coque du voilier de Jawaad et du galion d’Erzebeth, plusieurs autres embarcations se serraient de leur mieux ; une péniche, mais aussi deux chebecs et leurs voiles latines, et une petite caravelle démâtée. C’était les navires croisés depuis leur retour d’Erasthiren, du moins, ceux dont les passagers n’étaient pas en train de s’entretuer entre Enragés en pleine crise de démence meurtrière et survivants tentant de leur échapper. Ils avaient ainsi approché une demi-douzaine d’autres embarcations où tout le monde était condamné et qu’Erzebeth avait d’ailleurs pilonné sans aucune hésitation. Dans une certaine mesure, c’était un geste de compassion comparé à la mort qui aurait attendu les survivants : dévorés et massacrés par les Enragés, ou atteint à leur tour de la même folie meurtrière. Au final, en tentant au mieux de faire le tri de qui avait un symbiote et était à priori immunisé, et qui semblait ne pas être contaminé, les équipages de la Callianis et du Défiant avaient sauvé plus de deux cent personne.
Deux cent survivants, sur une cité prospère qui comptait un peu plus de six mille âmes. Il n’y avait pas vraiment de quoi s’en réjouir, et personne dans les deux équipages n’était vraiment d’humeur à fêter cette victoire. Car rien n’était fini : la Rage pouvait encore être là, insidieuse et silencieuse, tapie aux tréfonds des tripes de tous ces réfugiés, et soudain exploser en une vague de démence fiévreuse et assassine. C’était ainsi qu’elle se propageait.
C’était ainsi qu’elle avait failli détruire toutes les Plaines de l’Etéocle.
Depuis la mi-journée, un imposant cordon de sécurité barrait tout accès aux navires qui avaient ramenés les survivants. La garde était assurée par une compagnie de vétérans sous les ordres directs du Légide Zaherd Lakkar, et contrôlait avec une attention soutenue tout quidam voulant s’approcher des vaisseaux, ne laissant sortir personne qui ne puisse montrer patte-blanche : qui entrait sur les quais et dans le cordon de quarantaine n’en sortait plus, sauf s’il avait un symbiote vérifié et déclaré en bonne santé et que les médecins permettaient son départ ; c’était aussi simple que cela. Le contrôle était assuré par des physiciens volontaires sous l’autorité de Duncan. Le vieux médecin n’avait dormi que trois heures depuis la veille et allait et venait d’un groupe à l’autre, sollicité principalement par les officiers de la garde et les chefs d’équipe médicale. Tout le monde connaissait son plan, désormais, et savait donc que oui, il y avait bel et bien un remède à la Rage, et qu’il allait désormais être testé ici-même, sur les survivants de la destruction d’Erasthiren. Mais peu nombreux étaient ceux à vraiment comprendre comment cela pouvait fonctionner. Le doute régnait, et se lisait sur les visages inquiets des gardes et des volontaires, malgré qu’ils furent tous triés sur le volet pour s’assurer que chacun d’eux avait un symbiote en bonne santé. Et si ici régnait une atmosphère d’urgence motivée par le besoin impérieux de venir en aide à plus de deux cent personnes, sur le port et à l’entrée du cordon de sécurité, l’inquiétude faisait place à la méfiance et à l’hostilité. Et face à la Rage, qui aurait pu vraiment reprocher ce manque d’hospitalité si peu commun aux Lossyans ?
Les quais étaient encombrés de marins, de gardes et de réfugiés tentant de leur mieux de trouver un semblant de confort. Une cantine de fortune venait de s’installer pour nourrir tout ce monde et fournir aux survivants de la petite ville dévastée vêtements et couvertures. Leur logis serait, et nul le savait pour combien de temps, les embarcations qui les aient avaient ramenés ; Damas et Caldia, tous deux seconds de leurs équipages respectifs ne savaient plus où donner de la tête, et, pas plus que les marins ils n’avaient eu le luxe de dormir. Il avait fallu gérer des hommes et des femmes furieux de se savoir en quarantaine, d’autres blessés et traumatisés par ce qu’ils avaient vécu là-bas dans la cité dévastée, qui devait encore brûler à cette heure. Beaucoup y avait perdu plus que des biens, mais leur famille et leurs proches. Une trentaine d’enfants étaient sans parents, des adultes trop faibles n’avaient pas encore de nom connu de qui que ce soit. Et plusieurs avaient de la fièvre sans qu’il soit possible de savoir si c’était les premiers signes de la Rage, ou pas.
Jawaad, qui se tenait éloigné de la foule, fixa un point dans le dos d’Erzebeth, cessant immédiatement de s’intéresser à elle et leur discussion en cours. Cette dernière décida de ne pas s’en offusquer mais se tourna pour apercevoir ce qui pouvait bien avoir attiré l’attention du Maitre-marchand. A quelques mètres se tenaient Lisa et Azur, qui pour l’une avait un bras en écharpe et pour l’autre des bandages couvrant tout son torse et son abdomen. Azur avait insisté quand elle avait appris que Jawaad était de retour, pour qu’elle et Lisa rejoignent au plus vite leur maitre, malgré les protestations de Lilandra qui se sentait responsable de l’état déplorable de la psyké. Mais elle n’avait cessé d’insister, et la femme-médecin n’avait guère de légitimité à la retenir. Lilandra avait fini par céder avec la promesse qu’Azur répèterait exactement à Jawaad ce qu’elle lui ordonna de lui dire.
Le duo n’était pas bien fier en arrivant à hauteur de leur maitre, et leur allure fit sourire d’amusement Erzebeth :
— Hé bien… Tes esclaves sont maladroites, Jawaad ou manquent-elles juste de jugeote ?
Ce dernier ne répondit qu’en venant gratter son éternelle barbe de trois jours, fixant ses deux filles de ses prunelles noires. Son regard leur adressa un signe aussi discret que clair, les toisant avant de fixer le sol, sans ajouter un geste. Elles vinrent toutes les deux s’agenouiller à ses pieds, après une brève et confuse hésitation. C’était le temps qu’il avait fallu à Azur pour signifier à Lisa de faire comme elle. Jawaad se pencha sur ses esclaves, sans un geste pour elles :
— On m’explique ?
Azur hocha la tête et commença le récit du malheureux accident qui lui avait valu sa cruelle punition. Jawaad écoutait avec attention, de même qu’Erzebeth, fronçant les sourcils au récit. La farouche capitaine-corsaire ne cachait guère sa défiance envers les serviteurs de l’Eglise du Concile Divin. Elle n’aurait jamais provoqué le sort en blasphémant, mais, même si elle ne s’en était vanté qu’à mots couverts lors de leur voyage de retour avec Jawaad, elle n’avait guère non plus hésité à arraisonner et piller des navires et caravanes de l’Eglise, sauf bien sûr ceux de Mélisaren. L’histoire que comptait Azur à mots étouffés de honte et de crainte était banale de cruauté ordinaire, mais n’en arrachait pas moins à Erzebeth des bouffées de colère sourde.
Jawaad semblait dénué de la moindre réaction qui eut pu donner à croire qu’il avait quelque compassion pour le sort malheureux de son esclave. Une fois fini le récit d’Azur, Il se tourna vers Lisa, qui toujours à genoux était resté tête baissée. Passant deux doigts sous son menton, il la fit relever d’un seul geste, tenant son visage droit, en l’observant sans un mot. Sans laisser deviner quoi que ce soit quant à son sentiment sur ce qu’il voyait, il se tourna vers Azur sans lâcher le menton de sa petite terrienne :
— C’est tout ?
— Non, mon maitre, répondit la psyké. Maitresse Lilandra m’a donné un message qu’elle m’a ordonné de vous répéter.
— J’écoute ?
Lisa n’avait pas osé croisé le regard de son maitre, et elle savait parfaitement qu’il l’avait noté. Elle tremblait légèrement, et elle savait sans l’ombre d’un doute qu’il devait le savoir aussi. Elle se rappela de sa demande, enfin, en était-ce une ou un ordre, c’était difficile d’être sûr avec cet homme compliqué, de ne pas le craindre. Mais comment pourrait-elle faire autrement à cet instant alors qu’elle s’inquiétait du sort qu’il pourrait réserver à Azur ? Elle réalisa qu’elle aurait finalement préféré aller vers lui fière en souriante, confiante et sans aucune raison d’avoir peur. Mais voilà, des raisons, il y en avait. Et certaines ne venaient pas du tout de lui, mais de cette foule, de ces appels en tous sens et de cette masse grouillante de marins, de gardes, de réfugiés et d’officiels grouillant tout autour d’elle, ce flot de vies, d’odeurs et de bruits qui dévorait son courage avec la gloutonnerie d’un chien affamé. Le contact de sa main sous son menton était comme une caresse fraiche et électrique, apaisante mais insuffisante à calmer l’angoisse qui la happait. Et cela aussi, elle était persuadée qu’il devait le réaliser.
Azur inspira, toujours la tête basse, relevant juste un peu le menton :
— Maitresse Lilandra assume toute la responsabilité de l’incident pour nous avoir emmené au marché et n’avoir pu empêcher l’accident. Elle vous demande d’accepter qu’elle vous dédommage de toute manière que vous souhaiterez, dans les limites du raisonnable et de l’honneur et tient, dès que possible, à vous présenter elle-même ses excuses. Elle vous demande enfin de… d’être clémente avec nous mon maitre, selon votre juste décision.
Erzebeth leva un sourcil et regarda vers Jawaad, curieuse de voir ce que déciderait le maitre-marchand. Mais elle garda le silence. C’était une affaire entre un maitre et ses esclaves, et si elle n’avait guère de scrupules à se mêler des affaires des autres quand elle en avait envie, elle s’imposait malgré tout quelques limites.
Jawaad répondit, après avoir froncé les sourcils en relevant encore la tête de Lisa vers lui, lui adressant un regard sombre. Mais elle n’osait toujours pas lever les yeux vers lui.
— Pourquoi dois-je te punir, Azur ?
— Parce que je me suis abimée, mon maitre, je sais…
— Oui, tu le sais. Vos corps m’appartiennent et je les veux parfait ; vous abimer, c’est abimer ma propriété. Il n’y a pas d’excuses ! Tu seras donc punie, Azur. Vous filez dans ma cabine, maintenant et je ne veux plus vous voir ! Anis, tu veilleras à la bonne santé de ta sœur de chaine comme elle l’a fait pour toi.
Jawaad lâcha le menton de Lisa sans plus un regard pour elle et la repoussa du plat de la main sur le front. Elle hoqueta étonnée, le geste n’était en rien agressif, mais son sens était on ne peut plus clair. Il ajouta :
— Filez, maintenant !
Les deux jeunes femmes obéirent prestement et le maitre-marchand se détourna sans attendre pour reprendre sa discussion avec Erzebeth. Mais celle-ci le fixait, sourcils froncés sans cacher sa désapprobation :
— Ton esclave, Azur, c’est la psyké, c’est cela ? Tu vas la punir de s’être abimée alors qu’elle n’avait guère le choix ?
— Cela semble te déplaire.
— Ça ne me regarde pas, après tout, c’est ta propriété. Mais les psykés sont rarissimes. En fait… je n’en ai jamais croisé, en tout cas pas que je sache, mais elle vaut sûrement une fortune. Elle a été selon moi bien assez punie d’avoir trébuché sur un prêtre et tu veux encore en rajouter ?
Jawaad tira un sourire en coin, fixant un instant la foule dont une bonne partie errait encore, les réfugiés hagards ne réalisant pas forcément qu’ils étaient pour le moment en sécurité et s’interrogeant en toute évidence sur le sort. Après tout, tous avaient croisé la Rage, et tout le monde savait ce que cela signifiait. Il reprit :
— Oui, elle vaut une fortune, comme le vaut ma rousse. Mais mes esclaves savent que si elles s’abiment, je les punis. C’est ainsi et je n’en déroge pas.
— Hm. Je saisis la logique, mais pas le but ou le propos, et non, je ne l’apprécie guère. Et tu vas la punir comment ?
— Selon toi ?
— Sans cruauté, je l’espère. Ça ne me parait pas nécessaire. Si je suis ta logique, tu ne vas pas abimer encore une esclave qui l’est déjà ?
Jawaad eut encore un sourire bref, et acquiesça d’un mouvement de tête :
— C’est que tu commences à comprendre.
Erzebeth s’esclaffa :
— Tu ne devrais pas être si arrogant, maitre-marchand, cela te retombera dessus un jour ou l’autre.
Jawaad fixa longuement la capitaine-corsaire, fière et aussi belle qu’elle savait avoir de talent à se rendre inaccessible, affichant avec orgueil une féminité guerrière et libre de toutes entraves. Ce qu’elle était, aussi bien que son rang, avaient le don d’agacer les hommes autour d’elle, et la qualité de nourrir encore plus sa fierté. Cela n’en accentuait et qu’encore plus sa beauté, transcendée par son intelligence, sa culture et son caractère, que Jawaad avait commencé à explorer depuis le drame d’Erasthiren et leur voyage de retour.
— Ce que tu appelles arrogance n’en est pas pour moi. Et n’est-ce pas ce trait qui a suscité ta curiosité et donné besoin de l’assouvir ? J’assumerai quand j’aurais à en payer le prix. Et tu verras bien comment Azur sera punie…
— Bha, cela ne me regarde pas, c’est ton esclave.
— Mais tu as besoin de le savoir.
Erzebeth tira un sourire dans une moue moqueuse :
— Qu’en sait-tu ?
— Tu as besoin de te faire un avis sur moi, et ceci en fait partie de manière importante. N’est-ce pas, femme d’épée ?
— Tu es vraiment arrogant maitre-marchand, répondit-elle en insistant bien sur le titre, avec un regard de défi.
Jawaad ne sembla en rien affecté et répondit de manière nonchalante :
— Peut-être. Pour le moment, allons voir Duncan, pour nous assurer que le prix de mon arrogance et de ta fierté n’arrivent pas trop vite pour nous deux.
Le vieux médecin n’était pas bien loin, devant la tente qui abritait son nouveau bureau improvisé, et avait salué au passage les deux esclaves de son sourire bonhomme et chaleureux. Voyant arriver les deux capitaines, il se dirigea vers eux après quelques consignes à un de ses collègues, un vieil homme à lunettes dont la longue barbe blanche taillé avec art faisait autant sa fierté que sa carrure de colosse, malgré son âge avancé. Jawaad rejoignit son vieil ami, suivi d’Erzebeth. Une question brûlait les lèvres de la capitaine-corsaire et elle piqua la politesse au Maitre-marchand :
— Bonjour maitre-physicien, et merci, au nom de tout mon équipage de venir nous prêter assistance, mais dites-moi, est-il vrai que vous avez un remède contre la Rage ? Est-ce seulement possible ?
Jawaad écouta la réponse, retournant à son observation de la foule environnante. Jusqu’ici, il n’y avait eu aucun signe d’une personne atteinte, mais si un Enragé venait à se révéler ici, ce serait la condamnation de la moitié des réfugiés et sans doutes d’une partie des deux équipages. Tous n’avaient pas un symbiote et il savait que cette protection elle-même n’était pas toujours assurée. Certains symbiotes en mauvaise santé ne pourraient pas protéger leur porteur. Il était bel et bien possible que le sien n’en soit désormais plus apte sans en mourir. Et le tuer dans le même temps. Savoir si cela l’affectait ou était la cause de sa vigilance aurait été une gageure, et si Duncan et Damas s’en doutaient, seule Azur aurait pu le confirmer vraiment.
Le vieux médecin lâcha un sourire et salua la fière femme d’épée :
— Capitaine Erzebeth du Défiant, c’est bien cela ?
Duncan s’inclina brièvement en tendant une main chaleureuse, apparemment guère froissé de parler à une femme capitaine de navire de guerre. Celle-ci serra la main du vieux médecin en retour.
— C’est exact, maitre-physicien.
— Oui, capitaine, j’ai un remède. Un vaccin précisément.
— Un… quoi ?
— C’est un terme médical dont le détail prendrait quelque temps à expliquer. Nous ne parlons pas de remède dans le sens où il ne peut pas guérir une personne enragée. Mais il peut l’en protéger.
Jawaad intervint brièvement :
— Elle est cultivée, tu peux lui expliquer.
— Ha, parfait ! Duncan n’en sourit que plus avant de reprendre : Pour préciser le fonctionnement, il faut comprendre que les maladies ne sont en général pas des déséquilibres des Vertus, comme le croient certains de mes confrères restés figés dans des idées dépassées, mais des miasmes, des sortes d’êtres vivants infiniment petits dont le seul but est de se nourrir et prospérer pour se reproduire. Et malheureusement, nous sommes cette nourriture. Mais notre corps sait se battre contre ces miasmes, à la condition qu’il ait appris à les affronter. Un peu comme les enfants qui n’attrapent la rougeole qu’une seule fois.
Erzebeth fronça les sourcils, avant d’acquiescer. Elle arrivait à suivre bien que ces théories étaient un peu étranges pour elle.
— D’accord, jusque-là, je comprends. Mais il n’y a personne qui puisse vaincre la Rage, c’est ça ?
— Pratiquement personne en effet, sauf avec un symbiote en bonne santé, et encore est-ce un risque car la Rage peut malgré tout venir à bout du symbiote, même si son porteur survit. C’est une maladie compliquée, dont nous sommes loin de tout comprendre. Mais depuis dix ans, je teste des symbiotes sélectionnés puis implantés sur des moutons pour être mis en présence de… comment pourrais-je expliquer cela ?… Des miasmes de la Rage que nous avons affaiblis. Ils sont rendus inoffensifs, même si ce sont bel et bien des miasmes de la Rage. En suivant un protocole qui a été testé autrefois et a fonctionné pour d’autres maladies, on peut parvenir à apprendre au corps à reconnaitre la Rage, à force d’en avoir croisé des versions affaiblies, donc sans danger, mais pourtant de la même famille ! Et cela a réussi ; au point d’être un succès à coup sûr mais sans que je puisse jamais tester cela sur des…
— Sur des gens vraiment atteints c’est ça ?
— Sur des gens exposés et donc courant le risque de développer la maladie, oui.
Jawaad quitta son observation de la foule pour fixer Duncan. L’échange fut silencieux entre les deux hommes qui se connaissaient bien. Erzebeth aurait pu s’en agacer, mais afficha plutôt une curiosité évidente, avant de deviner le sens de cet échange de regards et d’en faire part :
— En fait le seul moyen de savoir si aucun de nous ne va être atteint et nous condamner tous à mort, c’est de distribuer votre vaccin, et qu’il y ait un Enragé parmi tous ces gens, qui, si vous avez raison, ne contaminera personne ?!
Jawaad confirma d’un hochement de tête :
— Pour que tout le monde soit convaincu que Duncan a trouvé un remède, il faut prouver qu’il fonctionne et le seul moyen, c’est de prendre le risque. Il faut qu’il y ait un Enragé, et il est presque certain que plusieurs personnes sont déjà contaminées.
Le Maitre-marchand tira un sourire amusé et presque sinistre :
— Mon orgueil n’est pas unique ; notre orgueil commun à avoir pris la décision de sauver ces gens risque bien d’avoir un prix, Erzebeth.
Duncan acquiesça, l’air un peu désolé :
— On a installé une infirmerie pour s’occuper des blessés et des malades et distribuer le vaccin. Il diffère pour qui a un symbiote et qui n’en a pas ; mais, Jawaad, je tiens à ce que tu me suives maintenant pour le recevoir. Surtout toi.
Mais Erzebeth n’en avait pas fini de ses questions :
— Et, maitre-physicien, combien de temps cela va-t-il prendre ? Nous allons rester en quarantaine combien de temps ?
— Ho, cela va aller vite, je pense. Dans trois à six jours, nous serons fixés à l’apparition des signes les plus visibles d’une personne atteinte. D’ici là, tout le monde aura été traité, mais le vaccin ne peut pas sauver une personne enragée, seulement une personne atteinte mais que la Rage n’a pas encore commencé à dévorer. Et après… Eh bien, cette décision n’appartient pas qu’à moi mais à l’Agora. Dix jours seront un minimum, quinze sont bel et bien à prévoir pour plus de sureté.
Jawaad intervint, comme toujours l’air maussade et détaché :
— Et Lilandra ?
— Elle tient les rênes de l’hospice. Je vais m’installer avec vous. S’il y a un coin de cabine plus confortable qu’un lit de camp, je suis d’ailleurs preneur.
— Tu l’auras. Et mes filles, quel danger courent-elles ?
Duncan eut un sourire doux en réponse :
— Anis est une terrienne. Aucun terrien n’a jamais attrapé la Rage, ils y sont apparemment immunisés. Et Azur a un ambrose en parfaite santé, j’en sais quelque chose. Mais il faudra leur donner le vaccin, et par prudence implanter un symbiote à Anis ; disons par précaution.
— C’était prévu, je m’en chargerais moi-même, si tu as apporté celui que j’avais demandé ?
— J’avais anticipé que cela s’imposait, il m’a suivi dans mes affaires. Je vais te le donner si tu veux bien me suivre pour recevoir le vaccin. Vous aussi capitaine, autant régler cette affaire au plus tôt ?
Erzebeth se sentait un peu perdue dans la discussion, mais elle avait pu en suivre l’essentiel, et surtout, elle connaissait assez Duncan de réputation. Lui, et surtout sa serre de symbiotes renommée bien au-delà de Mélisaren. Il se disait partout qu’il pouvait pratiquement fournir tous les symbiotes qui existaient, et mêmes quelques-uns dont lui seul et ses éleveurs avait le secret.
— Je vous accompagne, autant le faire de suite, oui. J’aimerais qu’on ne tarde pas pour mon équipage non plus.
— Promis, capitaine, nous allons soigner tout le monde et je compte bien que les vaccins soient distribués avant la fin du jour !
La capitaine-corsaire hocha la tête et regarda Jawaad en coin. Elle avait un sourire amusé, mais presque tendre à cet instant, sur son visage aquilin qui rarement s’adoucissait :
— Alors comme cela, tu as fait placer un ambrose en guise de linci à ta psyké ?
Jawaad ne répondit pas, et se contenta d’esquisser un vague sourire détaché. Duncan, qui s’amusait des rapports qu’il devinait un peu entre son ami et Erzebeth enfonça le clou :
— En fait, pas que pour cette esclave-ci. Et pour Anis, c’est ce qu’il m’a demandé, et encore, avec des spécificités bien précises !
Jawaad fixa Erzebeth à son tour. On aurait presque avec quelques efforts pu voir qu’il s’amusait :
— Un indice de plus pour l’avis que tu tentes de te forger à mon sujet. Nous voici d’ailleurs contraints à passer un long moment ensemble.
— Oui, et alors ? répondit-elle.
— Eh bien, c’est plus que je ne me préparais à obtenir en gagnant notre pari. Tu vas avoir tout le temps d’approfondir ta curiosité à mon sujet.
Duncan éclata de rire : il venait de d’avoir confirmation que son vieil ami s’intéressait clairement à la farouche et indépendante capitaine-corsaire et ne cachait pas qu’il la séduisait ; Jawaad sourit en réponse d’un air entendu :
— Bon, allons prendre ce vaccin ?
Erzebeth finit par éclater de rire à son tour, réalisant qu’elle venait de se prendre au jeu du maitre-marchand. Il y eu pas mal de têtes à se retourner d’étonnement au son de ces rires incongrus.
***
Janus lâcha un sourire surpris en voyant Elena le rejoindre dans le couloir enfumé où il patientait en tirant sur sa pipe depuis qu’il avait appelé et tapé à sa porte. Elle s’était coupé les cheveux. Ceux-ci ne retombaient plus que sous sa nuque, et elle les avait taillés et coiffés pour laisser des mèches qui désormais cachaient une partie de son visage à la beauté si rare. Vêtue d’une chemise ample, de chausses et d’une paire de sandales, elle s’était aussi arrangé une sorte de manteau avec la couverture de son lit. Lui qui l’avait vu quasi nue et amaigrie n’était pas dupe de l’illusion qu’elle s’évertuait à rendre crédible par les aspects amples et larges de ses atours ; mais il convînt cependant qu’elle n’avait plus rien de la jeune femme affaiblie et épuisée qu’il avait trouvé une poignée de jours plus tôt.
— Pas trop mal, la tenue. On arrangera ça en mieux dès que possible. Enfin, si tu tiens à garder des frusques masculines. Tu es sûr d’être prête, je veux dire, c’est ce que tu veux ?
— Amène moi à ton Prince.
Janus aurait voulu se laisser aller à un geste tendre envers cette femme si fragile tentant de cacher sa faiblesse sous ses vêtements trop grands et sa cape improvisée. Mais l’éclat de son regard le retint. Elle était déterminée. Il eut presque l’impression d’y voir cette flamme de rage qui nait dans le désespoir, et qui fait tenir les plus abattus, ceux qui ont tout perdu et n’ont plus rien à risquer, même pas leur vie. Cette flamme qu’il avait aperçue de manière autrement plus effrayante quand elle avait mis à genoux de son Chant ses deux compères, là-bas, dans les ruines. Elle était prête, et il comprit qu’il aurait pu tenter de toutes les manières de la convaincre du contraire ; que finalement son sort n’était guère si cruel, qu’elle pourrait tout aussi bien rester esclave et vivre sous son joug, qu’il la traiterait avec bienveillance et respect, elle ne changerait pas d’avis. Elle ne voudrait même pas accepter de temporiser un peu.
— Si c’est ce que tu veux, allons-y. Je ne t’ai rien caché, y compris que cela peut mal se passer. Mais n’oublie pas ce que je t’ai dit : tu dois respecter l’étiquette, mais tu ne devras pas céder aux intimidations. Il va te tester, durement, et tu ne devras avoir aucune faiblesse.
Puis il rajouta, comme toujours, car Elena avait encore un athémaïs limité :
— Tu as bien compris ?
Elle hocha la tête, et répéta, avec son accent hésitant :
— Amène-moi à ton Prince, Janus.
Le voleur lâcha un soupire, mais opina, avant de faire un geste montrant le couloir pour inviter Elena à le suivre. Il hésita pourtant un instant : il savait qu’il y risquait sa peau lui aussi, et après tout il aurait bien pu la droguer et aller la revendre plus loin à un marchand d’esclave pas trop regardant. Ça n’aurait alors plus été son problème, ni le fait que cette fille soit une Chanteuse de Loss, et sans doutes une terrienne perdue.
Mais voilà, il était romantique. Enfin, c’était sa meilleure excuse, pas la plus glorieuse dont il se serait vanté. Il la trouvait attachante, et puis, elle avait réussi à s’enfuir d’un jardin des nantis de l’Alba Rupes et échapper à leurs chiens et leurs gardes. Elle avait survécu de toute ses forces et elle s’était battue jusqu’au bout ; il n’aurait pas pu faire taire ses scrupules à s’en servir comme d’un vulgaire colis qu’on refile à bon prix sans se retourner. L’autre excuse elle, était autrement plus défendable : c’était une Chanteuse de Loss, c’était un atout rare et précieux, il aurait été stupide de ne pas tenter de l’utiliser.
Si elle prouvait sa valeur devant le Prince de la Cour des Ombres d’Armanth, il ne resterait pas simple Cavalier longtemps, et il aurait sous la main et à sa guise une Chanteuse de Loss comme outil. Et il avait idée que l’on pouvait faire de grandes choses avec. Et si jamais elle échouait ?… Eh bien, il fallait bien mourir un jour, et dans son métier plus que d’autres, il était préparé à cette éventualité.
Mais Elena avançait dans le couloir, sans l’attendre en fait, d’un pas décidé. Elle voulait en finir. Les dés étaient jetés.
***
Il faisait nuit noir à Armanth, bien que l’expression soit un peu exagéré sous le ciel de Loss barrée en permanence d’Ortentia et de sa douce lumière bleutée. Mais c’était une bonne heure pour venir voir des gens discrètement, l’heure où seuls les plus tardifs ont encore des chandelles allumées et seuls les plus audacieux le nez dehors. Le Capitaine des Séraphin Imhad Allerim était de ceux-là et son métier lui avait appris des réflexes de furtivité qui auraient pu donner des complexes à un chat. Ainsi, on aurait pu parier sans mal qu’il avait rejoint le grand domaine de Jawaad sans que personne, sauf bien sûr un autre expert du même acabit, ai pu y porter la moindre attention.
Acceptant avec plaisir la tasse de thé chaud apporté par Airain, une des esclaves de la maisonnée, qui l’avait servi sur ordre d’Alterma, qui n’allait pas s’éclipser pour laisser la conversation entre hommes, il hocha la tête pour confirmer les propos qu’il venait de résumer une première fois devant Abba. Même blessé, affaibli et allongé sur une couche luxueuse dans le grand salon de la villa du Domaine de Jawaad, l’esclavagiste noir, second et ami proche de Jawaad, gardait toujours des allures de fauve dangereux.
— On n’ira pas plus loin. Sa seigneurie Franello a livré le corps d’Albinus, avec une histoire parfaite. Ce dernier aurait tenté de l’assassiner quand il a été accusé d’avoir voulu massacrer les tiens avec la poignée d’Ordinatorii qui vous ont pris d’assaut. Nous avons pu faire parler les deux prisonniers, mais ils n’ont fait que confirmer cette version des faits. Ils avaient deux ordres : trouver des documents et possessions compromettantes prouvant que ton patron, Jawaad, fait bel et bien trafic et possessions d’Artefacts interdits. Et tuer un maximum des proches de Jawaad. Bien sûr, ils n’ont pas dit pourquoi Albinus voulait un bain de sang. Et on n’en saura pas plus.
— Pourquoi donc ? Laisse-les-moi une poignée de jours, et tu verras comme un maitre du Haut-Art peut briser n’importe quelle âme, même celle d’un Ordinatori !
— Parce que l’Eglise a ordonné qu’ils lui soient livrés. Personne n’a rien pu faire, on a pu les garder quelques heures de plus pour en apprendre un peu sur leurs proches, même si ça n’a guère servi à grand-chose. Mais ils sont maintenant entre les mains de leur… justice interne. Le bureau de l’Elegio a fait passer une ordonnance pour exiger leur présence lors de l’instruction du procès. Mais il n’y aura pas de procès, et tout le monde le sait.
— Parce qu’ils sont déjà tous mort ou exfiltrés, hein ?
Imhad hocha la tête. Abba avait une gueule de brute sauvage et primitive, mais derrière son faciès presque animal, il n’avait rien d’un sot. Alterma, qui se tenait debout à côté du géant noir lâcha un soupire :
— Donc votre enquête officielle est close, n’est-ce-pas ?
— Oui, madame. Et elle ne pourra reprendre qu’une fois Jawaad revenu de son voyage, où il sera interrogé par les services de l’Elegio pour tenter de clarifier cette affaire et ses causes, et où il lui sera demandé alors s’il veut exiger envers l’Eglise réparation du crime commis chez lui devant le Conseil des Pairs et l’Elysée. Pour nous, il n’y a plus rien à faire.
La petite grimace équivoque d’Alterma fit réagir le Séraphin :
— Je ne suis pas dupe. Il y a des choses qui ne collent pas et je ne crois pas à la théorie d’une vengeance d’un Ordinatori envers le maitre de votre Maisonnée. L’Eglise n’est pas en posture de s’attaquer à un Maitre-marchand sans en subir des conséquences ; elle ne fait pas la loi ici, même si elle voudrait bien le croire. Il y a quelque chose d’autre et je devrais présumer, je dirais qu’il a bel et bien quelque chose que votre patron détient, cache ou a commis qui intéresse et interpelle des membres de l’Eglise. Assez pour qu’il y ai eu une tentative de coup d’éclat en prenant le risque d’un échec. Assez pour qu’il faille s’attendre à que ce ne soit que le début.
— Mais… vous pouvez nous aider ?
— Pas efficacement sans que vous m’aidiez à y voir plus clair en retour.
Imhad toisa tour à tour le colosse noir, et la comptable de Jawaad. Leur silence et le visage soudain fermé et pensif qu’ils firent en s’échangeant un regard lui fournit sa réponse :
— Et je ne saurais rien de vous. Donc, il faut attendre le retour de votre patron. La seule personne qui pourra répondre aux milles questions que j’ai en tête, c’est Jawaad, et personne d’autre.
Abba s’étira, lâchant un grognement de douleur, avant de lâcher comme une sentence implacable :
— Et tu n’es pas rendu, capitaine. Car s’il y a bien une chose que je sais de mon patron et ami c’est que personne n’a jamais rien pu apprendre du passé et des secrets de Jawaad.
***
Jawaad n’avait encore dit un mot, sauf quelques ordres brefs et sec. Mais devant la moue endolorie et boudeuse de Lisa qui le fixait avec un air de reproche qu’elle n’avait aucune chance de cacher, il décida, amusé, de quitter son mutisme. A vrai dire, un autre que lui aurait sans doute éclaté de rire à cet instant :
— Ça ne fait pas si mal ?
Lisa fit un non de la tête peu convaincue. Jawaad fronça les sourcils pour lui rappeler qu’il n’aimait pas sa manie de ne pas répondre par des mots. Elle se reprit confuse, mais sa voix chevrotait. Elle souffrait malgré tout et n’avait guère besoin de le simuler :
— Moins… moins que la première fois mon maitre… Mais… si quand même…
Lisa était seule avec Jawaad. Le maitre-marchand avait rejoint sa cabine moins d’une heure après avoir ordonné à ses deux filles de filer à sa cabine. Et immédiatement, il avait chassé Azur, sans un regard ni rien lui demander, avant de refermer la porte derrière lui isolant un peu les lieux du brouhaha extérieur. Les rares mots qu’il avait prononcés alors, d’une voix dure et sans émotion, n’avaient été que des ordres auquel Lisa avait obéi sans discuter malgré ses hésitations. Elle savait qu’elle n’avait rien à craindre et son instinct lui ordonnait de rester docile et se soumettre à lui. Un instinct qu’elle cessait désormais de véritablement combattre ; au contraire : c’était rassurant et apaisant d’y céder et se laisser bercer en toute confiance par l’autorité du taciturne marchand.
Mais Jawaad ne répondit d’aucune douceur à la docilité de son esclave, et elle comprit vite ce qu’il voulait faire, ce qui l’angoissa de suite. Dans un petit bocal précieux était lové la créature fragile aux allures de polype qu’était un symbiote avant son implantation. Sans un mot le maitre marchand frotta d’une essence alcoolisée l’espace entre les épaules de Lisa après l’avoir fait se pencher et retenir ses cheveux. Puis, sans un mot, il trancha les chairs sur deux centimètres avant de sortir délicatement l’animal de son bocal, et de le poser sur la plaie sanglante.
Immédiatement la fragile créature pas plus grande qu’un ongle déploya ses tentacules plus fines que des cheveux sous le derme incisé et envahit l’espace ensanglanté de la plaie. Lisa lâcha une plainte déchirante la seconde d’après, qui se prolongea longuement. La sensation tandis que le symbiote s’immisçait en elle était semblable à la brûlure d’un fer chauffé à blanc. Mais elle se rappela de son hurlement, la première fois. Même vive et cuisante, la douleur était tolérable comparé à l’expérience qu’elle avait auparavant vécue. Jawaad avait veillé à anesthésier la peau de son esclave pour réduire la souffrance de l’opération. Mais quand il la pencha doucement en la guidant pour la fixer, une fois l’implantation finie, elle faisait bel et bien une moue dépitée et boudeuse.
Jawaad tendit la main pour repousser une des mèches rousses de son esclave, le regard plus doux, ou disons moins sombre :
— Tu devrais me remercier.
Lisa fit une moue étonnée, levant son immense regard vert de jade sur le visage de Jawaad :
— Tu en sais assez pour savoir pourquoi, non ?
Lisa répondit sans cesser de fixer Jawaad :
— Pa… parce que c’est un cadeau… Le symbiote va me protéger et veiller à… à ma santé… Merci mon maitre.
— Pas ainsi. A genoux.
Lisa obéit sans discuter, et Jawaad se redressa, tendant sa main paume ouverte devant le visage de son esclave, sans un mot. Il la laissa deviner ce qu’il attendait, ce qui lui fut évident. Etrangement, elle n’en ressentit aucune humiliation ; même si elle se serait bien passé de l’épreuve, ce qu’il demandait était finalement assez modeste en comparaison du cadeau qu’elle avait reçu. Elle vint poser ses lèvres sur la peau calleuse pour un baiser chaleureux et tendre, répétant :
— Merci mon Maitre.
Jawaad passa sa main sous le menton de son esclave dans une caresse douce, pour redresser son visage vers lui Il fut satisfait de la voir immédiatement sourire, même si celui-ci était timide.
— Ton symbiote n’est pas un Linci, tout comme pour Azur. Je n’ai pas besoin de cela pour te posséder. Lui aussi changera ton odeur, mais pour mon plaisir, pas pour que les chiens te traquent. Et il te gardera pareille à ce que tu es en prolongeant ta vie.
Lisa hocha la tête, fixant toujours Jawaad. Elle avait compris. C’était un Ambrose, un symbiote de longévité. Elle avait pu en lire assez à l’hospice de Duncan pour savoir que c’était un des plus précieux symbiotes existant, et que celui-ci préserverait sa jeunesse pour longtemps, en même temps que sa santé. Mais depuis un instant, son regard ne cessait de se porter sur le petit astrolabe d’argent qui faisait office de pendentif a cou de son maitre. Il y avait quelque chose qui l’attirait, l’appelait même, et Jawaad comprit de suite :
— Tu le sens, n’est-ce pas ?
— Quoi mon maitre ?
— Le loss. Tu commences à comprendre et ressentir. Tu as déjà entendu le loss t’appeler ?
Lisa hésita avant d’acquiescer d’un mouvement des yeux. La main de jawaad se faisait toujours douce retenant son menton, caressant sa joue du pouce :
— Cette nuit, mon maitre… Je… je savais que je n’avais pas le droit… mais… mais j’ai voulu savoir, je… je l’ai trouvé et… c’était comme…
— Comme chanter en liberté avec son pouvoir.
— Oui, maitre… je… c’est ce que j’ai ressenti.
— C’est ton pouvoir. Le Loss n’est que la source de ce pouvoir, tu découvrais le Chant de Loss. Je t’apprendrais ce qu’il est, comment t’en servir, comment faire d’autres Chants. Et comment me servir ainsi.
Jawaad lâcha le menton de son esclave après avoir passé son pouce sur ses lèvres, avec un sourire bref. Puis alla vers son bureau. Avant de s’affaler sur sa chaise il ordonna :
— Va chercher Azur, et préparez-moi du thé, et un repas Puis vous revendrez que je vous donne le vaccin. Et trouve Damas, j’ai à lui parler.
Anis ne savait toujours pas comment Azur serait punie.
***
La grande salle obscure était plongée dans un silence théâtral et pesant, et maintenant Elena comprenait pourquoi elle n’avait vu de fenêtres nulle part : elle était sous terre. Le domaine du prince de la Cour des Ombres, enfin de ce prince, il y en avait plusieurs à Armanth, était une cave immense : elle songea à des catacombes ou une crypte, par la maçonnerie de pierres taillés et les voutes en arcades et ogives croisées.
Eclairés de braseros, de bougies et de quelques lustres et même deux lampes à Loss don Elena pouvait ressentir le métal qui alimentait leur dynamo, les lieux étaient richement décorés, bien que de manière disparate. Tentures et tapis couvraient sols et murs, rehaussés de quelques toiles d’artistes de talent, et le mobilier était riche et confortable, mais comme si le décorateur avait dû user de de bric et de broc pour aménager la salle. Au moins quatre styles différenciés ressortaient de la variété des meubles, et il en s’en dégagait une impression agréable mais déroutant de capharnaüm riche et ostentatoire. D’une manière assez juste, Elena conclut qu’elle regardait une partie du trésor et de la fortune du maitre des lieux, qui assis sur un large fauteuil surélevé et agrémenté de fourrures, trônait tel un seigneur en son château, jaugeant la jeune femme lui faisant face.
— Alors c’est toi dont Janus vante les qualités en insistant que je devrais te recruter ?
Il ne nommait Ezio Le Palagio, c’est ce qu’Elena avait appris de la bouche de Janus, parmi d’autres choses. Mais il ne ressemblait pas vraiment à l’image mentale qu’elle s’en était faite. Décrit par le voleur comme un fin calculateur dénué de scrupules qui s’était hissé au premier rang de la Cour des Ombres par un mélange savant d’alliances, d’obligés et de massacres de ses rivaux, elle avait imaginé une sorte de gros pirate barbe-noir aux petits yeux féroces. Ce qu’il n’était pas vraiment. Le seul point commun était peut-être qu’il semblait aussi âgé qu’elle l’avait imaginé.
L’homme, flanqué de deux molosses étrangement calmes, et entouré de ses hommes de main tous sinistres les uns que les autres, avait dépassé la quarantaine. Elancé, voire mince, il devait dépasser d’une tête Elena, et portait les cheveux mi-long, noirs et bouclés, mêlés de mèches poivre et sel. Vétu d’une tunique ample aux manches bouffantes de cuir richement brodé sur une chemise écrue, et portant par-dessus des chausses une sorte de jupe évoquant quelque kilt composé de pans de cuir, il semblait aussi sec que son visage au teint mat et taillé à la serpe au bouc soigné pouvait le confirmer. Son regard d’un bleu pâle toisait la terrienne comme s’il voulait en estimer le prix à la revente.
Janus qui se tenait aux côtés d’Elena lâcha un sourire de bonimenteur en faisant de grands gestes prêt à se lancer dans une tirade envolée pour achever de convaincre son patron et toute l’assemblée dans la foulée :
— Cette femme a réussi quelques exploits que pas mal de gars n’auraient même pas tentés, et elle en a sous ses braies. Avec ce qu’elle est, et ce qu’elle a montré pouvoir faire…
— Boucle-la Janus et garde ton baratin pour les benêts que tu arnaque !
Ezio se réinstalla plus confortablement dans son fauteuil, se penchant en avant pour appuyer son menton sur sa paume. Autour de lui, un de ses hommes de main, le plus large de tous, une brute au visage couturé et mangé de barbe, la ceinture bardée de poignards et de sabres, ricanait comme une hyène. Ezio reprit :
— Je vais te dire ce que tu vaux, fille. Un bon prix pour une esclave rousse, voilà à mes yeux tout ce que tu as de valeur ; de quoi remplir mes coffres d’or, voire même de loss ! Pourquoi est-ce que je priverais d’un magot facile en t’accueillant comme un membre de la Cour des Ombres ?
Elena fronça les sourcils, droite et fière, mais elle devait faire un effort pour traduire la tirade du prince qui la toisait. Mais si elle n’avait pas compris tous les mots dont il avait usé, elle en comprenait le sens sans aucuns doutes. Elle ne répondit pas de suite, retournant à Ezio un regard qu’elle voulait aussi dur et décidé que possible, un regard qui dériva sur chacun de ses hommes de main, qui étaient tous peu ou prou hilares devant la frêle silhouette de la terrienne. Elle s’arrêta un bref instant sur le plus brutal de tous, l’homme aux cicatrices, et malgré son angoisse qu’elle devait contrôler à grand peine, elle ne put retenir un rapide sourire. Elle savait. Elle savait ce que cet homme rêvait à cet instant de faire, elle savait ce qu’il voulait, et elle comprit immédiatement ce qui pourrait convaincre plus que tout autre chose le prince qui lui faisait face.
Elena chercha ses mots, et sa réponse n’hésita presque pas, même si son accent restait maladroit :
— Parce que… je peux battre d’un geste le meilleur de tes chiens de garde.
Janus se décomposa. L’envie lui brûlait les lèvres de protester avec véhémence et de beugler à sa protégée d’arrêter ses bêtises avant de les faire tuer tous les deux. Mais c’était trop tard, et il eut l’impression que tout ce qu’il lui avait expliqué avait été vain. Elle était folle.
Ou avait-elle un plan ? Il reprit son souffle, et s’accrocha è cette idée ; après tout, elle avait bel et bien mis à genoux, alors qu’elle était à demi-morte, deux solides gaillards qu’on ne matait pas d’un claquement de doigts.
Ezio plissa les yeux et vint gratter la tête du plus proche de ses chiens, qui en gronda de plaisir :
— Tu parles de ces chiens là… ou de ceux-là ? Il regarda ses hommes de main, s’arrêtant ostensiblement sur le plus puissant d’entre eux.
Elena appuya son regard sur la brute barbue, sans rien ajouter. Ce dernier s’esclaffa colérique :
— Je peux lui briser les reins avec deux doigts ! Laisse-moi lui mettre une branlée pour lui apprendre sa place !
Ezio jeta un dernier regard sur Elena. Il était devenu curieux et ne le lui cachait pas. Il savait que selon les dires de Janus, c’était une Chanteuse de Loss. Et selon les rumeurs, c’était même la Chanteuse qui avait tué le Jharin Irrisha Arin et échappé à ses gardes et à la milice. Il revint sur son homme de main :
— Fais-toi plaisir Baeteros, mais ne l’abîme pas trop sinon, elle ne vaudra plus grand-chose.
La brute barbue sourit de toute ses dents noires et gâtées, et quitta l’estrade sur laquelle était posé le fauteuil de son patron, pour s’avancer en roulant des épaules vers Elena.
Janus prit prudemment du champ, mais il savait que ce n’était plus la peine de se défiler. Sa confiance en Elena fondit aussi vite qu’elle était fragile. Face à elle, Baeteros était un géant dont le biceps donnait presque l’impression d’être plus épais que la taille de la terrienne. Et le voleur savait que ce colosse n’était pas que fort. C’était un bourreau sans âme qui ne parlait qu’une langue, celle de la violence dans laquelle il excellait avec délice. Ça allait être une boucherie.
Ezio observait avec attention. Elena venait de retenir un tremblement, le corps entier tétanisé et tendu, mais elle ne chancelait pas ; pas une seconde, elle n’avait cédé à la peur qui pour le rusé prince-voleur se lisait avec évidence dans son regard décidé. Il se demanda avec curiosité comment elle allait s’en sortir, mais ne doutait pas d’une évidence : elle savait ce qu’elle faisait, et il se réjouissait par avance d’assister au spectacle.
Baeteros gronda en arrondissant le dos, à un pas de la fille qui le défiait du regard :
— A genoux !
Ezio rajouta, en sachant pertinemment que ce serait inutile, mais il voulait démonter qu’il se souciait de compassion :
— Tu peux encore renoncer, fille, et il ne te sera fait aucun mal. Tu sais ce qui t’attendras, mais Baeteros ne touchera pas un de tes cheveux.
Elena répondit, d’une voix menaçant et résolue :
— Je… ne me mettrais… plus jamais… à genoux !
Baeteros lâcha un sourire sadique en découvrant encore une fois ses crocs. Il n’avait qu’une envie depuis qu’il avait vu cette femelle prétentieuse : mettre une rouste à cette petite garce, lui rappeler sa place… et après, il se voyait bien aller la chercher dans sa cage d’esclave, et la violer de toutes les manières jusqu’à la laisser à demi-morte pour lui faire ravaler son arrogance. Aussi rapide qu’il était puissant, il lança son bras, main ouverte comme les mâchoires d’un étau vers son cou.
Elena, même affaiblie par les épreuves qu’elle avait vécu ces derniers jours était rapide. Elle savait qu’elle n’avait aucunes chances en comptant sur sa force face à ce monstre mais elle avait confiance en son agilité et sa souplesse de danseuse. Elle recula d’un pas en échappant à la prise du colosse prestement.
Et fredonna.
Le son émis était bas et grave, mais immédiatement Janus sentit son dos pris d’une vague de chair de poule, les tripes nouées par la trouille. C’était comme la dernière fois. Elle recommençait.
Elle Chantait.
Baeteros n’eut pas le temps de faire plus qu’un hoquet surpris en réalisant soudain qu’il ne pesait plus rien. L’élan de son geste l’emportait en avant alors que ses pieds quittaient le sol. Il n’en vit guère plus. Elena se tassa en un mouvement félin et savant, et avec une souplesse théâtrale et littéralement envoutante, se déplia d’une impulsion martiale, pour frapper le colosse au torse du plat de la main. L’impact envoya la brute valser comme si elle avait été une quille bousculée à pleine puissance.
Personne n’avait jamais vu cela sous les murs du repaire d’Ezio et des cris fusèrent. Baeteros vola sur six mètres pour aller s’écraser sur l’estrade au pied du prince, dévastant une partie des lambris dans sa chute. Janus lâcha un couinement. Si la brute se relevait…
Mais le colosse roula mollement sur le côté dans un gémissement de bête vaincue, plusieurs esquilles de bois plantés dans la chair. Il ne se remettrait pas de la leçon de sitôt.
Des cris répondirent au spectacle ; plusieurs hommes d’Ezio sortaient déjà leurs armes, des menaces et injures apeurées fusaient : sorcière, démon, monstre, impie… Ezio se leva et leva le bras pour intimer le silence, et comme il ne l’obtenait pas, il aboya d’une voix qui ne se discutait pas :
— Silence ! Silence, bordel !
Ezio parvint à calmer le brouhaha, et s’avança vers son homme de main inconscient, qu’il poussa doucement du pied. Il respirait. Il s’en remettrait. Janus décida d’avancer un peu vers Elena. Elle haletait, livide, mais se tenait toujours droite et fière. Mais il aurait juré à la voir qu’elle semblait avoir vécu ou touché du doigt toute la violence de ce qu’elle venait d’accomplir, comme si elle l’avait vécu de plein fouet. Il faudrait qu’il lui demande, un jour, ce qui se passait dans sa tête quand elle faisait cela. Mais pour le moment, il fallait tenir bon et espérer que le prince ait été convaincu.
Ezio fixa un moment la jeune femme avant de se décider à briser le silence :
— D’un seul geste, hein ? Je vois pourtant que Janus n’a rien exagéré et cette leçon mettra peut-être un peu de plomb dans la tête creuse de mon homme de main.
Janus protesta, mais surtout par stratégie :
— Hé, prince, je ne suis pas un menteur ! Tout ce que je t’ai raconté est vrai, et tu viens de le voir. Les bobards, je les garde pour les benêts, c’est vrai. Mais pour toi, je te dois la franchise, et je n’avais pas exagéré, tu dois en convenir.
— J’en conviens, et tu m’as surpris, en bien pour une fois.
Puis Ezio se tourna vers Elena :
— Tu n’es plus esclave. Ainsi en ai-je décidé, moi, Ezio le Palagio, Prince de la Cour des Ombre et ainsi tous le sauront, princes et barons de la Cour des Ombre. Tu es désormais de ma Cour et tu me dois fidélité. Et croit-moi que tu devras prouver que tu mérites l’honneur d’être accueillie libre parmi les miens. Mais ce que tu étais avant n’importe plus, qui tu étais n’existe plus, et nul ne devra en tenir compte. Le nom que tu as pu porter n’est plus ; ainsi donc, comment veut-tu que nous te nommions, femme ?
Elena souffla et redressa la tête, toisant Ezio. L’idée fut immédiate, s’imposant comme une évidence pour elle :
— Thin. Je veux désormais qu’on m’appelle Thin !
Toujours extraordinaire, Axelle, bises !
Ou comment l’admirable Elena se montre plus déterminée que jamais. Très bien pensé que de mettre en avant son dilemme moral concernant son attitude implacable avec l’esclave. Je me suis toutefois demandé s’il n’y avait pas matière à rendre sa confrontation avec Ezio plus tendue encore. La rapidité avec laquelle le chef de Janus l’accepte parmi ses sbires laisse un petit arrière-goût d’inachevé et c’est bien dommage !